Les troubles neurocognitifs majeurs doublent le risque de décès lié au Covid-19. Deux grandes études de cohorte anglaises l'ont montré au 1er semestre 2020 avec, respectivement, un hazard-ratio (HR) à 2,16 (IC95 : 2,06-2,27) et à 2,91 (I C95 : 2,58-3,28) [1, 2].
À l'été 2020, en France, l'équipe EPI-PHARE a étudié le fardeau de la 1re vague à partir des données de l'Assurance maladie : les personnes souffrant de démence représentaient 0,9 % de la population (610 000 personnes sur 66 millions), 1,3 % des hospitalisations (7 850 hospitalisations sur 88 000) et 18 % des décès hospitaliers liés au Covid-19 (2 800 décès sur 15 660). Après ajustement sur les autres variables, les auteurs trouvaient, pour le risque de décès associé à une démence, un HR à 2,16 (IC95 : 2,06-2,26) [3]. Fin octobre 2020, le Haut Conseil de santé publique a donc logiquement intégré les démences dans la liste des facteurs de risque de développer une forme grave de Covid-19 [4]. Cet ajout a permis de prioriser ces patients pour l'accès à la vaccination.
Vacciner les personnes souffrant de troubles neurocognitifs majeurs a représenté plusieurs défis pour les médecins généralistes. Le premier a été de les rendre prioritaires pour les droits à la vaccination. En France, le calendrier s'appuyait sur des critères d'âge et de comorbidités : le vaccin a été accessible dans les Ehpad (27 décembre 2020), puis pour tous les patients de plus de 75 ans et les personnes vulnérables à très haut risque, notamment immunodéprimées (18 janvier 2021). À compter du 19 février 2021, la vaccination a été ouverte aux personnes de 50 à 64 ans inclus atteintes de comorbidité(s), à partir du 2 mars 2021 aux patients de 65 à 74 ans atteints de comorbidités, puis le 27 mars 2021, à toutes les personnes de plus de 70 ans et le 12 avril 2021, à celles de plus de 55 ans [5]. Or, il est notoire que les troubles neurocognitifs sont sous-diagnostiqués en France ; par exemple, le chiffre de 610 000 personnes identifiées par EPI-PHARE sous-estime d'un facteur 2 le nombre de personnes atteintes de troubles neurocognitifs dans notre pays [6]. Ce retard à la vaccination a eu lieu pendant une période particulièrement meurtrière, dans un contexte de mesures préventives insuffisantes pour juguler la vague de décès : entre le 1er janvier et le 12 avril 2021, 34 505 personnes sont décédées du Covid-19 (soit 26 % de la mortalité totale due au Covid-19 en France au 1er février 2022) [7].
Le deuxième défi a été de permettre aux personnes souffrant de troubles neurocognitifs, souvent dépendantes, d'avoir accès aux vaccins. La prise de rendez-vous s'est faite sur Internet, créant une inégalité d'accès (en particulier avec des plateformes téléphoniques rapidement saturées et qui ne pouvaient pas proposer de rendez-vous) [8]. Cette inégalité a incité certains professionnels de santé à contacter leurs patients éligibles, pour connaître leur statut et les aider dans la prise de rendez-vous [9]. Les prescriptions médicales de transport vers les centres de vaccination ont été prises en charge secondairement, à compter du 20 février 2021, alors que les réservations étaient saturées [10]. La vaccination n'a été accessible en ville aux professionnels de santé qu'à partir du 25 février avec le vaccin Vaxzevria® (AstraZeneca), du 12 avril avec le vaccin Janssen® (Johnson & Johnson), puis du 28 mai avec le vaccin Spikevax® (Moderna), à chaque fois avec un nombre de doses très limité en raison d'une tension d'approvisionnement internationale [7].
Le troisième défi a été d'informer et de recueillir le consentement éclairé des patients, ou de leur interlocuteur de confiance, dans un contexte de désinformation massive autour des vaccins. En Ehpad, selon Santé publique France, 99 % des résidents avaient reçu au moins 1 dose de vaccin au 18 avril 2021, quand la couverture vaccinale des plus de 75 ans (en Ehpad ou non) plafonnait encore à 92 % en février 2022 [11]. De multiples raisons peuvent expliquer ce succès en Ehpad : facilité d'accès à la vaccination (la stratégie “aller vers” est plus simple quand il s'agit de se déplacer de quelques mètres !), meilleure perception de l'intérêt personnel et altruiste dans le cadre d'une vie en collectivité [12], identification facilitée d'une seule personne de confiance, moindre exposition des résidents (et des proches) aux fake news et informations discordantes sur la vaccination du fait d'une vaccination plus précoce et moins médiatisée [13].
En ville, le contexte a soulevé plusieurs questions juridiques ou éthiques. Comment informer avec justesse un patient du bénéfice individuel du vaccin lorsqu'il souffre de troubles du raisonnement et du jugement ? À quel moment considérer que le consentement d'un proche de confiance devient nécessaire, en l'absence de mesures de protection mises en place ? Qui écouter lorsque les familles sont divisées sur la vaccination et qu'il n'existe pas de personne de confiance clairement identifiée ? Comment, en quelques minutes de consultation mensuelle ou trimestrielle, les professionnels de santé peuvent-ils lutter efficacement contre une exposition quotidienne à des informations, contre-informations, voire à la désinformation sur la vaccination ?
Pour augmenter encore la couverture vaccinale des personnes souffrant de troubles cognitifs en ville, l'expérience des Ehpad et de la chronologie de 2021 semble nous apporter 3 réponses : mieux identifier ces patients, leur simplifier l'accès à une vaccination de proximité sans nécessiter le recours à des outils numériques, et lutter contre la désinformation médiatique.■