Développement prénatal des systèmes chimiosensoriels
Les données d'anatomie recueillies chez l'homme montrent que les systèmes chimiosensoriels impliqués dans la perception des aliments (olfaction, gustation et sensibilité trigéminale) se développent tous très tôt au cours de l'ontogenèse [1]. Les neurorécepteurs du système olfactif, logés dans la partie supérieure des fosses nasales, apparaissent dès 6 à 7 semaines de gestation, et on observe à 11 semaines des cellules réceptrices ciliées de morphologie semblable à celle de cellules adultes. La sensation gustative proprement dite, qui permet de distinguer les saveurs dites fondamentales (sucré, salé, amer, acide, umami, etc.), prend naissance au niveau des bourgeons gustatifs. Ces bourgeons, qui apparaissent d'abord dans l'ensemble de la bouche avant de se concentrer sur la langue, sont repérables dès 12 semaines de gestation. Enfin, le système trigéminal est constitué par les terminaisons sensitives du nerf trijumeau qui sont réparties de façon diffuse dans l'ensemble des muqueuses nasales. Les fibres trigéminales apparaissent vers la 4e semaine de gestation et sont matures dès 7-11 semaines. Les récepteurs qu'elles supportent sont activés par des stimulations généralement intenses à composante tactile (ex. : fraîcheur du menthol) ou nociceptive (ex. : irritant de l'ammoniaque ou piquant du piment).
Ces récepteurs sont tous fonctionnels dès la vie intra-utérine. Par exemple, l'injection de saccharine dans le liquide amniotique en cas de grossesse compliquée par un hydramnios induit une augmentation de l'activité de déglutition chez le fœtus. À l'inverse, l'injection d'un composé amer diminue l'absorption de liquide amniotique. Concernant les récepteurs olfactifs, on a longtemps pensé que le milieu liquide était un obstacle mécanique à leur activation. En réalité, même en milieu aérien, ces récepteurs sont recouverts d'une couche de mucus, si bien que c'est toujours en milieu liquide que les molécules odorantes interagissent avec les récepteurs. L'environnement amniotique du fœtus n'est donc nullement un obstacle à la perception de molécules odorantes. Au contraire, des données obtenues sur des modèles amphibiens montrent que les grenouilles, par exemple, sont plus sensibles aux odeurs en milieu aquatique qu'en milieu aérien, ce qui laisse penser que le fœtus aurait même des capacités de perception facilitées.
Premières stimulations et premiers fléchages perceptifs
L'étude de la composition chimique du liquide amniotique révèle que ce fluide contient de nombreuses molécules capables d'activer les récepteurs olfactifs et gustatifs du fœtus. Certaines de ces molécules, comme l'acide glycolique, à l'odeur de canne à sucre, ou l'acide lactique, à l'odeur lactée, entrent dans sa composition de base. D'autres odeurs et saveurs sont transférées au liquide amniotique selon les choix maternels en matière d'alimentation, de cosmétiques, ou selon l'environnement dans lequel vit la femme enceinte. De nombreuses molécules “aromatisent” ainsi le liquide amniotique. En particulier, toute collation ou repas pris par la mère se traduit par une palette d'arômes transférés par le liquide amniotique au fœtus (figure). L'odeur de parfum ou encore de tabac atteint aussi aisément le compartiment fœtal.
L'une des stratégies expérimentales mises en œuvre pour examiner la possibilité d'empreintes sensorielles laissées par la vie fœtale a consisté à examiner les réponses de l'enfant qui vient de naître à des odeurs extraites du milieu amniotique. Ainsi, le nouveau-né se montre plus attiré par l'odeur de son propre liquide amniotique que par celle du liquide amniotique provenant d'un autre enfant [2]. De la même façon, un arôme régulièrement consommé par la mère en fin de grossesse déclenche chez son nouveau-né un comportement de recherche plus intense qu'un stimulus témoin [3]. Ces résultats indiquent que les systèmes chimiorécepteurs du fœtus sont capables d'extraire certaines composantes chimiques du liquide amniotique, et que l'expérience sensorielle prénatale modifie la manière dont l'organisme va intégrer cette information sensorielle après la naissance.
Ces fléchages perceptifs pourraient être acquis par la médiation de plusieurs mécanismes. Tout d'abord, la chimie amniotique pourrait orienter le développement de certaines catégories de neurorécepteurs, sélectionner des connexions synaptiques plus souvent activées que d'autres, ou encore moduler l'expression de certaines protéines réceptrices. Des données obtenues sur des modèles animaux montrent, par exemple, que la note odorante dominante du liquide amniotique (obtenue par aromatisation de l'alimentation de la femelle gestante) détermine chez le nouveau-né à la fois une préférence et une sensibilité olfactive accrues pour cet arôme connu par rapport à un nouvel arôme [4]. En complément de ces mécanismes périphériques, plusieurs mécanismes cognitifs associatifs ou non associatifs pourraient intervenir in utero. Le fœtus peut en effet attribuer une valeur positive et appétitive à un arôme par simple exposition (familiarisation passive). Mais un arôme peut aussi provoquer une aversion olfactive à la suite d'un conditionnement dit aversif (par injection intrapéritonéale d'un toxique, par exemple, ou par réalisation d'une anoxie aiguë), comme cela a été démontré chez l'animal. Ce mécanisme défensif se traduit ultérieurement par des rejets alimentaires sélectifs.
À la naissance, ces empreintes sensorielles formées au cours de la vie fœtale sont d'une importance cruciale pour permettre à l'enfant de s'orienter efficacement vers sa source de nourriture et d'ingérer efficacement le lait. En effet, attiré par le liquide amniotique dans le lequel il a baigné, l'enfant l'est tout autant par les premières sécrétions lactées de sa mère (le colostrum en particulier) [5]. Ces 2 substrats sont en effet soumis à l'influence commune des arômes contenus dans l'alimentation maternelle, de telle sorte que leurs profils aromatiques se recouvrent partiellement. Cette ressemblance chimiosensorielle est détectée par le nouveau-né et explique pourquoi l'enfant accepte d'ingérer le lait maternel dès la première tétée, et préfère le lait de sa mère à celui d'une autre mère ou à un lait artificiel [6, 7].
Empreintes sensorielles périnatales et choix alimentaires ultérieurs
L'influence de l'exposition périnatale aux odeurs et aux saveurs sur les préférences alimentaires ultérieures de l'enfant commence à être bien documentée. Ainsi, des enfants nés de femmes ayant régulièrement consommé du jus de carotte en fin de grossesse manifestent, au moment de la diversification alimentaire, moins de réactions négatives aux céréales aromatisées à la carotte et en consomment davantage que des enfants dont les mères n'ont pas ou peu consommé de jus de carotte au cours des derniers mois de grossesse [8]. La tétée au sein est aussi l'occasion d'effectuer de nouveaux apprentissages. Si on applique sur le sein une pommade émolliente odorisée à la camomille, le nouveau-né se familiarise rapidement avec cette odeur et la préfère à une odeur nouvelle. De façon remarquable, cet apprentissage olfactif subsiste au fil du temps. Ainsi, à 7 mois, par exemple, le nourrisson mettra plus souvent en bouche un anneau de dentition odorisé à la camomille qu'un anneau portant une odeur concurrente. Et, à presque 2 ans, ces enfants exposés peu après la naissance à l'odeur de camomille choisiront préférentiellement un biberon d'eau parfumé avec ce même arôme plutôt qu'un biberon odorisé avec un arôme non familier [9, 10]. Ainsi, les stimulations chimiosensorielles auxquelles est exposé l'enfant pendant la grossesse, puis pendant l'allaitement, vont modeler ses systèmes sensoriels et cognitifs et déterminer ultérieurement des attirances alimentaires.
Il n'est pas exclu que ces acquisitions sensorielles survenues très tôt au cours du développement de l'enfant soient toujours vives à l'âge adulte. Dans une étude conduite en Allemagne, des adultes devaient exprimer leur préférence entre 2 échantillons de sauce tomate. L'un correspondait à la formule standard, l'autre à la même formule à laquelle avait été rajoutée une infime quantité de vanille (dont l'intensité ne dépassait pas le seuil de perception). Sans surprise, les participants ont jugé les 2 échantillons identiques. Il leur était malgré cela demandé de faire un choix (choix forcé) et de préciser si, enfants, ils avaient été nourris au sein ou au biberon, car en Allemagne, avant 1992, les formules lactées destinées au premier âge étaient aromatisées à la vanille. Les résultats montrent un biais de sélection en fonction du mode d'alimentation à la naissance : les participants ayant été nourris au biberon vanillé ont une préférence plus marquée pour la sauce tomate vanillée [11]. On peut retenir 2 enseignements de cette étude originale. D'abord, elle montre que les traces sensorielles laissées par les expériences en début de vie pourraient persister durant de nombreuses années, et pourraient guider certaines préférences alimentaires encore des décennies plus tard. Cette étude révèle aussi que les processus cognitifs impliqués dans les choix alimentaires seraient pour partie non conscients. En effet, l'odeur de vanille était d'intensité si faible qu'elle n'a pas été perçue (consciemment) par les participants ; elle a cependant été détectée par les récepteurs olfactifs et analysée sur le plan cognitif, mais seulement à un niveau non conscient.
Ainsi, si les informations sensorielles mémorisées au cours du développement précoce ne sont plus accessibles à la conscience à l'âge adulte, elles semblent pouvoir être remobilisables par des processus cognitifs non conscients, comme ceux impliqués dans l'émission de préférences alimentaires. L'imagerie cérébrale a récemment confirmé l'existence de ce mécanisme en montrant que des odeurs alimentaires de très faible intensité – qui ne permettent pas une perception consciente – peuvent déclencher des activations cérébrales dans des aires impliquées dans des processus mnésiques et décisionnels, à l'insu des participants [12].
Conclusion
La familiarisation de l'enfant aux odeurs et aux saveurs commence dès la vie prénatale. Ces acquisitions peuvent être considérées comme des empreintes sensorielles laissées par l'alimentation de la mère et la culture alimentaire qu'elle adopte. Ces apprentissages se réalisent pendant une période de forte plasticité neurocognitive et vont progressivement constituer les fondations de notre histoire alimentaire. Les stimulations chimiosensorielles auxquelles est exposé l'enfant pendant la grossesse, au cours de la lactation puis lors de la confrontation directe avec les aliments, vont modeler ses systèmes sensoriels et cognitifs, participer à la mise en place de différences individuelles et culturelles, et générer des attentes, des envies, des préférences, des attirances jusqu'à des âges plus avancés, bien au-delà de la période néonatale, de sorte que l'enfant puis l'adulte seront plus ou moins guidés dans la recherche et l'appréciation de certains aliments.■