Qui d’entre nous n’a pas reçu un message de son secrétariat lui signifiant qu’il n’y a plus de plage libre sur le planning pour recevoir en consultation un nouveau patient avec suspicion d’une néoplasie bronchique ? L’ajout de plages de consultations sauvages prolifère, parfois au prix de frictions avec les collègues à la quête d’un bureau libre. Le secrétariat s’arrache les cheveux, le collègue râle, et nous aussi…
S’agit-il d’un simple ressenti conjoncturel ? De signes préliminaires d’un épuisement qui guette ?
Des données récentes laissent à penser qu’il s’agit davantage d’une lame de fond.
Certes, l’incidence globale des cancers bronchiques n’augmente pas : 46 363 nouveaux cas estimés en 2018 (31 231 hommes et 15 132 femmes), avec une évolution du taux d’incidence entre 1990 et 2018 de −0,3 % par an en moyenne chez l’homme et +5 % par an en moyenne chez la femme [1].
Cependant, il est désormais démontré que les patients atteints d’un cancer bronchique vivent plus longtemps. Les résultats issus des données préliminaires de l’étude KBP-2020 CPHG ont été communiqués lors du Congrès de pneumologie de langue française 2023 et plaident en ce sens [2]. Les auteurs ont démontré que, quand bien même la mortalité précoce en cas de cancer bronchique demeurait importante (évolution en 20 ans de −4,4 %), il existait, en revanche, une amélioration significative du taux de mortalité à 2 ans, tous stades confondus. Ces taux de mortalité à 2 ans étaient de 78,8 % en 2000, 74,2 % en 2010 et 52,2 % en 2020, soit une baisse de 26,6 % en valeur absolue en 20 ans. L’amélioration initiée entre 2000 et 2010 s’est nettement amplifiée entre 2010 et 2020. En 20 ans, la médiane de survie globale est passée de 8,8 à 17,1 mois.
L’objet de cet éditorial n’est pas d’en déterminer les causes, que l’on pourrait subodorer être, de façon non exhaustive : un diagnostic plus fréquent de formes localisées ; un meilleur staging ; les progrès de la chirurgie, de l’anesthésie et de la prise en charge périopératoire ; l’avènement de la radiothérapie stéréotaxique et des techniques conformationnelles ; les bénéfices majeurs apportés par les thérapies ciblées en cas de driver oncogénique ; et bien évidemment la révolution thérapeutique qu’a été l’arrivée des immunothérapies, tout d’abord aux stades métastatiques, puis localement avancés.
L’objet est davantage d’en tirer les conséquences au quotidien pour le clinicien et d’esquisser des stratégies d’adaptation.
La conséquence majeure – que nous expérimentons tous – est bien cette augmentation de la file active de patients en phase de surveillance, qu’ils soient ou non toujours sous traitement. Ce phénomène risque de s’accentuer sous l’effet heureux des longs répondeurs, de plus en plus nombreux. Cela ne doit pas se faire au détriment des nouveaux patients, c’est-à-dire au prix d’un allongement des délais de consultations dites de “premières fois”.
Il serait naïf d’espérer à court terme une augmentation substantielle du nombre de praticiens formés. La stratégie la plus intuitive est donc d’agir sur l’aval, c’est-à-dire d’adapter nos pratiques de surveillance des patients.
Les objectifs de cette surveillance sont principalement de détecter les ré-évolutions (récidives/progressions) tumorales susceptibles de faire l’objet d’un traitement curatif, les deuxièmes cancers bronchopulmonaires primitifs et les effets indésirables du traitement, y compris à long terme. Cette surveillance doit également permettre la prise en charge sans délai de tout nouveau symptôme, qu’il soit évocateur d’une évolution tumorale ou d’un effet lié aux traitements instaurés, afin d’allonger la survie tout particulièrement, mais également d’améliorer la qualité de vie.
À ce jour, il n’existe pas de recommandations fermes de modalités de surveillance qui reposent sur un niveau de preuve solide, et ce, aux différents stades de la maladie [3].
L’essai IFCT-0302 avait comparé 2 stratégies de surveillance des patients opérés (stades I à IIIA de la 6e éd. classification TNM) : une stratégie minimale fondée sur la radiographie thoracique, et une stratégie maximale fondée sur le scanner thoracoabdominal injecté [4]. Les CBNPC de stade I ou II représentaient 82 % de la population incluse. L’étude n’a pas démontré de différence en termes de survie entre les 2 bras. Bien que, pendant les 2 premières années, l’utilisation de la TDM semestrielle ait permis plus fréquemment une détection plus précoce des récidives, cela ne modifiait pas significativement la survie globale. Une analyse exploratoire suggérait qu’à partir de la troisième année, le scanner thoracique annuel pouvait être plus performant, notamment pour détecter les seconds cancers.
Le suivi des stades précoces traités demeure fréquemment pour le clinicien une source de satisfaction, dans une pathologie où la mortalité est particulièrement lourde. Revoir ces patients dont certains sont guéris remet du baume au cœur au praticien, et revoir le praticien rassure le plus souvent le patient. Par-delà ces bienfaits psychologiques réciproques non négligeables, une interrogation demeure : quelle est la valeur ajoutée de cette rencontre régulière ? Le scanner qui l’accompagne est interprété par un radiologue, mais nombreux sont les oncologues thoraciques qui relisent eux-mêmes les images de la TDM, ce qui permet ainsi une quasi-“double-lecture” garante d’une meilleure qualité. De plus, l’examen clinique est réalisé par un praticien spécialiste qui connaît le patient. Il est hautement probable qu’à court ou moyen terme, une relecture par une intelligence artificielle des imageries renforcera la qualité de l’interprétation minorant cette plus-value de la relecture par l’oncopneumologue [5]. L’interrogatoire et l’examen clinique en oncologie thoracique sont standardisés et aisément accessibles à un professionnel formé.
La délégation du suivi de ces patients, à défaut d’être constante, pourrait donc être raisonnablement envisagée, au minimum en alternance. Mais à qui ? En interne, des infirmières en pratique avancée (IPA) formées sont certainement à même d’assurer ce suivi ; de plus, leur proximité avec les praticiens spécialistes facilite les échanges. De telles organisations existent déjà dans certains centres. En externe à la structure, des médecins généralistes ont bien évidemment les compétences pour assurer ce suivi. Une telle organisation a pour autre vertu de remettre le médecin généraliste au centre du suivi, il sera plus à même de réaliser une prise en charge globale du patient, limitant d’ailleurs de facto les rendez-vous. Les organisations en oncologie ont historiquement déplacé l’épicentre de la prise en charge du patient du médecin généraliste vers le centre oncologique ; un rééquilibrage serait certainement profitable à tous, y compris au patient. Ce rééquilibrage passerait d’abord par la période de surveillance post-thérapeutique.
Le suivi des patients toujours sous traitement concerne majoritairement les stades métastatiques et, de plus en plus, les stades localement avancés, voire localisés en cas de traitement périopératoire. À l’ère de l’immunothérapie dont les schémas d’administration sont bien plus prolongés que sous chimiothérapie du fait d’un ratio efficacité-tolérance nettement plus favorable, l’enjeu du suivi de ces patients sous traitement est primordial. Ils sont vus lors de leur passage régulier en hôpital de jour (HDJ) ainsi qu’en consultation pour l’annonce des résultats des TDM de suivi réalisée le plus souvent tous les 3 mois, voire plus espacée à mesure que le traitement avance dans le temps. Ces temps TDM/consultation demeurent stratégiques. Sous immunothérapie, les profils de progression sont variés et peuvent nécessiter des ajustements thérapeutiques dans le cas d’une maladie oligorésiduelle ou oligoprogressive. La délégation de ces temps de consultation est possible, mais cela nécessite de la personne qui assure le suivi une connaissance fine de la pathologie.
A contrario, la délégation à une IPA du suivi des patients lors de leur passage en HDJ pour l’administration des traitements est aisément réalisable dès lors que les patients sont stabilisés sous traitement et que les protocoles de délégation de tâches sont correctement prédéfinis. La plus-value de l’oncologue dans ces circonstances est probablement modeste. Le raisonnement est le même pour des patients sous thérapies ciblées, dont l’efficacité est potentiellement prolongée.
L’intégration d’outils connectés à ce suivi via la surveillance des symptômes chez les patients éligibles et volontaires est une voie de développement prometteuse. Certaines applications permettent au patient de transmettre en “temps réel” l’apparition de symptômes. Ces alertes sont retranscrites via des algorithmes spécifiques en niveaux de risque de progression ou de rechute, transmis au clinicien. Cela permet donc d’organiser plus tôt la réalisation d’examens d’imagerie ciblés. L’utilisation de tels outils permettrait une augmentation de la survie comparativement à un suivi classique [6]. Leur intégration en routine ne peut que renforcer la performance du suivi et pourrait permettre un espacement des temps de consultation. La question de la gestion au quotidien des données transmises n’est toutefois pas anodine et nécessite au sein de chaque structure une procédure prédéfinie, et du temps médico-soignant dédié à l’analyse. Quelle que soit la pertinence de l’algorithme, il est peu probable que ce dernier soit à même de filtrer toutes les alertes générées par un patient particulièrement anxieux, qui a compris quels sont les symptômes “qui font gagner des points”… Enfin, il semble préférable de conserver des temps de consultation en présentiel avec les patients et ne pas basculer vers une utilisation exclusivement virtuelle ; la poursuite de temps d’échange en présentiel demeure primordiale.
Ainsi, la croissance rapide de nos files actives de patients atteints d’un cancer bronchique, qu’ils soient sous traitement ou non, va nous obliger à repenser nos modalités de surveillance afin de ne pas retarder la prise en charge des nouveaux patients. La délégation partielle non seulement à des IPA formées à ce domaine, mais aussi à nos confrères médecins généralistes de ville, semble une étape indispensable. De même, l’utilisation d’outils connectés dans cette surveillance partagée est une voie à continuer d’explorer. La validation de telles organisations à travers des expérimentations serait fort utile, de même que l’évaluation de la qualité des soins vécus (PREM, patient-reported experience measures) et perçus par le patient (PROM, patients-reported outcome measures), comme cela est promu par la Haute Autorité de santé.■