Les progrès récents en cancérologie liés à l’immunothérapie ou aux thérapeutiques ciblées sont le fruit d’un effort de recherche clinique et translationnelle sans précédent. Ce soutien accru de l’industrie à l’oncologie est un phénomène récent, qui n’a jamais été observé dans d’autres domaines pathologiques. Les essais à promotion industrielle ont comme vocation l’enregistrement de nouveaux médicaments, alors que les essais académiques posent généralement des questions plus diverses telles que, entre autres et de façon non exhaustive, les stratégies d’association ou les traitements de formes rares de cancers.
Une étude réalisée aux États-Unis [1] montre qu’entre 2018 et 2022, sur 26 080 essais interventionnels, 82,7 % étaient des essais thérapeutiques et il y avait 8,1 fois plus d’inclusions de patients dans les essais industriels que dans les essais académiques. Cette différence se traduit de façon caricaturale dans les programmes des congrès internationaux. Ainsi, les 10 présentations en séance plénière présidentielle au congrès World Conference on Lung Cancer (WCLC), 9 sont à promotion industrielle ; heureusement l’ESMO et le congrès américain en oncologie clinique tentent de respecter les équilibres avec, dans les séances dédiées au poumon, respectivement, 57 et 76 % des présentations d’études à promotion industrielle en séance plénière.
En dépit de succès académiques bien visibles tels que l’étude PIONeeR [2], présentée à l’ESMO, ou le dynamisme de groupes coopératifs comme l’Intergroupe francophone de cancérologie thoracique (www.ifct.fr), la recherche clinique académique semble menacée par une conjonction d’événements distincts qui, collectivement, handicapent le secteur académique, alors même que personne ne vise ou ne veut cela.
Tout d’abord, le financement des essais interventionnels en cancérologie est limité. Un certain nombre d’acteurs académiques considèrent que la recherche sur les stratégies thérapeutiques devrait être financée par l’industrie pharmaceutique. Cette posture limite les possibilités de réussite des essais thérapeutiques dans les appels à projets institutionnels. De plus, dans un tel contexte, il est difficile de trouver un soutien “industriel” pour les études de réduction posologique, de décroissance thérapeutique, ou de stratégie multimodale incluant à côté d’un médicament déjà enregistré et remboursé des modalités de traitements telles que la radiothérapie, la chirurgie ou la radiologie interventionnelle.
Les essais cliniques sont de plus en plus complexes, tant en ce qui concerne leur phase initiale de conception et de mise en place que celle de leur réalisation. L’essai doit répondre à un certain nombre de contraintes réglementaires et opérationnelles et, pour ce faire, lorsqu’il est à promotion industrielle, on retrouve inévitablement des prestataires, les CRO (contract research organizations), qui vont intervenir dans les différents aspects du protocole. Cette intervention fait l’objet de nombreuses critiques de la part de la communauté scientifique [3], mais un de ses aspects les plus regrettables est une surinterprétation tatillonne de la réglementation [4-6] qui complique la charge de travail des centres investigateurs et alourdit le coût des protocoles aux dépens du promoteur et au bénéfice des prestataires. Au sein de nos établissements de santé, la charge de travail pèse de ce fait sur les équipes de recherche clinique participant à ces études et cela diminue d’autant la marge bénéficiaire permettant d’assurer des revenus à ces équipes.
L’inflation des coûts médicamenteux, des procédures et des analyses moléculaires nécessaires aux essais modernes de traitements personnalisés dépasse souvent les possibilités de financements caritatifs ou institutionnels. Cela conduit inévitablement à des partenariats complémentaires avec les industriels du médicament, ce qui, in fine, renforce leur rôle dans la recherche et nuit à l’indépendance des acteurs et des structures académiques.
Enfin, au sein de chaque centre investigateur, les équipes de recherche sont souvent d’une taille limitée, et rares sont celles qui disposent de financements institutionnels pérennes. L’autofinancement est souvent la règle et, de ce fait, la participation rémunérée à des études à promotion industrielle est indispensable. Ces études ont, pour certaines, l’intérêt majeur de l’accès à des molécules innovantes ; cependant, quel que soit le cas, au sein de chaque centre, il en résulte une compétition entre les études à promotion industrielle et celles à promotion académique. De l’arbitrage entre ces études et de la répartition de l’importante charge de travail résulte l’équilibre financier, et souvent la survie, de ces unités.
On doit se réjouir des résultats actuels dans le traitement des cancers. Ils montrent que les investissements de l’industrie ont accéléré les progrès en médecine de précision et en immuno-oncologie. Cependant, un investissement équilibré est nécessaire pour garantir une recherche complète répondant à un large éventail de questions cliniques. Les difficultés listées dans cet éditorial ne sont pas exhaustives, mais elles se rencontrent dans de nombreuses institutions, en France comme à l’étranger. Une prise de conscience de ces difficultés par l’ensemble de notre communauté et par nos tutelles est indispensable.
De façon parallèle et dans la mesure des difficultés économiques actuelles, un choc de simplification dans les procédures administratives et la bureaucratie des essais cliniques semble nécessaire pour renforcer la recherche et doit se décliner depuis les groupes académiques jusqu’à chaque centre investigateur.
N’oublions pas une des innombrables citations d’Albert Einstein : “la bureaucratie réalise la mort de toute action”.■