Le nombre de signalements pour rupture de stocks ou risque de rupture (toutes classes de médicaments confondues) déclaré à l’ANSM a été multiplié par 40 depuis 2008. Les antibiotiques représentent de l’ordre de 12 à 15 % de l’ensemble de ces ruptures [1].
Aujourd’hui, clarithromycine, aztréonam, rifampicine, amikacine… Les premières ruptures d’approvisionnement “préoccupantes” sont apparues en 2016 : fosfomycine, pénicillines M, puis pipéracilline/tazobactam, benzathine benzylpénicilline… Au cours des 3 dernières années, 18 antibiotiques ont été en rupture de stock, dont l’amoxicilline et l’amoxicilline/acide clavulanique, qui sont les 2 antibiotiques les plus prescrits (en particulier en pédiatrie, où ils représentent 60 à 70 % des prescriptions).
La liste actualisée des pénuries/ruptures d’approvisionnement est disponible sur le site de l’ANSM*.
Comme pour toutes les classes médicamenteuses, les causes des ruptures d’approvisionnement en antibiotiques sont liées à plusieurs facteurs, souvent incontrôlables :
- près de 80 % des matières premières à usage pharmaceutique sont fabriquées en dehors de l’Europe (contre 20 % il y a 30 ans), pour des raisons économiques, mais également de pollution. D’où une perte de sécurité et d’indépendance vis-à-vis de l’approvisionnement ;
- certaines ruptures de stock sont inévitables : problèmes de fabrication (incendie dans l’usine italienne produisant la rifampicine) ou de contrôle de qualité (les pénicillines M en 2016). L’accroissement des exigences réglementaires des contrôles qualité conduit à disqualifier un plus grand nombre de traitements à tous les niveaux des circuits de production. D’où une inadéquation entre l’offre et la demande, qui est d’autant plus marquée si la production mondiale n’est assurée que par 1 ou 2 usines. Ces pénuries peuvent se prolonger pendant plusieurs mois et n’épargnent pas les molécules les plus récentes (ceftolozane/tazobactam) ;
- la structure même du marché du médicament, largement favorisée par la politique progénérique (instaurée pour une maîtrise des coûts dans les pays développés et un accès aux soins dans les pays émergents), a des effets “pervers”. En particulier, elle pousse les laboratoires pharmaceutiques à abandonner des productions à faible rentabilité (ticarcilline/acide clavulanique, forme pédiatrique du triméthoprime/sulfaméthoxazole) ;
- la gestion à flux tendu, qui vise à réduire les coûts en minimisant les stocks disponibles, associée à des recommandations privilégiant 1 ou 2 molécules (qui deviennent dominantes sur le marché), rend le système très fragile. La moindre perturbation peut entraîner une rupture de stock et, compte tenu du report de prescription, provoquer rapidement une pénurie d’autres antibiotiques de la même classe ou d’une classe différente (“effet domino”).
La pandémie de Covid-19 a mis en exergue les travers de ce système bancal, et elle est à l’origine de nombreuses pénuries mondiales en cours. Les pénuries d’antibiotiques, quant à elles, sont la conséquence d’une augmentation de la consommation après le Covid-19 et d’une diminution de la production industrielle (fermeture des usines produisant les molécules de base, situées le plus souvent en Asie du Sud-Est).
Dans ce contexte, la France est l’un des pays les plus touchés du fait d’une politique de prix extrêmement bas (en particulier pour les produits génériques), ce qui la défavorise dans un marché mondialisé et explique la durée prolongée des pénuries.
Dans près de 30 % des cas, les tensions d’approvisionnement en antibiotiques sont gérées par l’ANSM, soit en changeant de fournisseur, soit, plus fréquemment, par “ventilation” entre les différents fournisseurs de génériques ou par un retour vers la molécule princeps. L’ANSM peut également avoir recours à des fournisseurs étrangers, ce qui peut impliquer un changement de conditionnement, parfois déstabilisant (fosfomycine). Lorsque cette solution n’est pas applicable (ce qui est souvent le cas lorsque c’est la matière première qui fait défaut), il reste 2 solutions souvent associées : la mise en place d’un contingentement et l’identification d’alternatives satisfaisantes… si possible.
Il existe 2 formes de contingentement, qui peuvent être associées : soit ne fournir qu’une partie de la commande de l’antibiotique en tension, soit identifier les situations auxquelles l’antibiotique doit être exclusivement réservé. Quant aux alternatives, certaines d’entre elles (classées dans le groupe des antibiotiques “critiques” tant en ville qu’à l’hôpital) présentent un risque écologique [2]. En 2017, lors de la pénurie mondiale de pipéracilline/tazobactam, on a observé aux États-Unis une augmentation de plus de 100 % de la consommation de carbapénèmes et une augmentation de l’incidence des infections à Clostridium difficile de 30 %.
À chacune de ces ruptures d’approvisionnement, la Société de pathologie infectieuse de langue française (SPILF) et le Groupe de pathologie infectieuse pédiatrique (GPIP) ont été sollicités par l’ANSM pour contribuer à trouver des solutions, le plus souvent en urgence, en proposant des alternatives ou en définissant les indications pour lesquelles l’antibiotique en rupture de stock est indispensable. Les 3 exemples les plus marquants sont la “promotion”, en 2016, de la céfazoline (devenue depuis un standard de traitement des infections à SAMS) pendant la pénurie mondiale de pénicillines M ; les propositions d’alternatives à l’amoxicilline et à l’amoxicilline/acide clavulanique, pour la ville et l’hôpital, lors de l’hiver 2022-2023, et les restrictions récentes d’indication et de durée de traitement de la rifampicine. Aujourd’hui, les mesures proposées en France sont essentiellement à court terme [3] :
- rémunérer les pharmaciens, non pas en pourcentage du prix du médicament, mais en honoraires fixes, le coût réel de la prescription devenant plus élevé que le prix affiché sur les boîtes de médicaments ;
- demander aux industriels d’avoir en permanence 3 mois de stock pour bénéficier d’une augmentation des prix. Cela a un effet pervers : lors de certaines périodes de pénurie, les industriels des génériques n’ont délivré de médicaments ni aux grossistes, ni aux pharmacies, afin de maintenir leur stock… alors que les pharmacies n’en avaient plus ;
- assurer une meilleure répartition des stocks entre les fabricants, les grossistes/répartiteurs et les pharmacies (les fabricants annoncent qu’ils ont des stocks… tandis que les pharmacies n’en ont pas) ;
- relocaliser la production en France de 1 ou 2 antibiotiques, tout en sachant que cela ne sera pas viable, si les règles restent les mêmes… comme cela est actuellement le cas pour le paracétamol ;
- dispenser à l’unité pour économiser des doses.
Il s’agit d’un profond déni des causes, qui éloigne tout espoir de sortir de cette situation. C’est pourquoi d’autres solutions doivent être envisagées [3] :
- relocaliser largement la production en Europe, mais cela nécessite un changement des règles économiques pour être viable ;
- modifier la politique des prix, en particulier des génériques, pour rendre la production des médicaments “matures” plus rentable en Europe ;
- rationaliser les prescriptions. Est-il encore acceptable qu’en période de pénurie, nous restions le pays le plus prescripteur de médicaments en Europe et, malgré les prix bas, que nous ayons les dépenses médicamenteuses parmi les plus élevées d’Europe ? Est-il encore acceptable de prescrire un traitement antibiotique de 7 jours, quand le packaging correspond à un traitement de 6 jours ? Sur ce point, les recommandations des sociétés savantes, de l’ANSM et de la HAS ont un rôle primordial à jouer ;
- enfin, ne faut-il pas impliquer davantage les patients en les faisant contribuer au coût des médicaments pour les responsabiliser ?
* https://ansm.sante.fr/disponibilites-des-produits-de-sante/medicaments