L’objet de ce travail est de proposer au lecteur une histoire de la trachéotomie chirurgicale à travers les âges : technique indispensable, couramment pratiquée aujourd’hui, elle appartient à ces chirurgies pratiquées depuis l’Antiquité et pourtant objet de peur et de dramatisation durant des siècles.
La technique chirurgicale à travers les siècles
La première mention de la trachéotomie daterait de 3 600 avant J.-C., selon une interprétation d’une représentation du papyrus d’Ebers ou encore du IIe millénaire avant J.-C., d’après l’analyse des mythes ayurvédiques, corpus originaire de l’Inde antique, autant mythologique que médical [1]. De manière plus assurée, c’est à Galien (IIe siècle après J.-C.) que nous sommes redevables de la première description d’une trachéotomie. Galien décrivit sa réalisation lors d’un épisode d’asphyxie, par le physicien grec Asclépiade de Bithynie au IIe siècle avant J.-C., soit 4 siècles auparavant, preuve que cette chirurgie était bien connue des anciens chirurgiens, au moins depuis l’époque hellénistique. D’ailleurs, Alexandre le Grand (356-323 avant J.-C.) en aurait réalisé une de la pointe de sa lance sur le champ de bataille d’Arbèles en 331 avant J.-C. [2]. Est-il alors possible d’en déduire que Galien, médecin de l’école de gladiateurs de Pergame, en réalisait lui-même couramment ? Quelques siècles plus tard, Paul d’Égine (VIIe siècle), reprit la description de la technique chirurgicale, qu’il disait tenir d’Antyllus, médecin romain contemporain de Galien. Paul d’Égine décrivait la réalisation d’une incision transversale à la base du cou suivie d’une ouverture de la trachée entre les 3e et 4e anneaux trachéaux, comme nous le ferions aujourd’hui [3].
Les différentes structures anatomiques (trachée, larynx) n’étant pas encore définies comme nous les entendons, c’est sous le nom de laryngotomie, de pharyngotomie, puis de bronchotomie que souvent, les anciens parlaient de trachéotomie. Le terme de trachéotomie date, lui, du XVIIIe siècle et fut utilisé la première fois par le chirurgien allemand Lorenz Heister (1683-1758) [4].
De Galien jusqu’au XXe siècle, il est indéniable que cette chirurgie était considérée comme à haut risque, conséquence de l’absence de techniques de stérilisation des instruments de chirurgie et d’antibiothérapie amenant la multiplication d’infections péri-orificielles et pulmonaires, mais surtout à l’absence de traitement de la pathologie responsable (cancer laryngé, croup, syphilis, tuberculose, parfois corps étranger ou traumatisme laryngé sévère). La mortalité après chirurgie était considérable, quelles que furent les conditions prises [5].
Décrite durant le Moyen Âge, Abulcasis (Abu Al-Qasim, Cordoue, 940-1013) en fit une description détaillée comme celle de son prédécesseur grec, Paul d’Égine, duquel il la tenait vraisemblablement, en précisant cependant n’en avoir jamais avoir réalisée [6]. La trachéotomie demeurait marginale, loin de faire partie de l’arsenal indispensable du chirurgien.
En 1546, Antonio Musa Brasalova (Ferrare, 1500-1555) réalisa, en urgence, pour une angine suffocante, la première trachéotomie certaine de l’époque moderne [7]. Technique de sauvetage, elle restait encore une intervention d’ultime recours, exceptionnelle mais possible ; certainement pas une option dans une stratégie anticipée de protection de la respiration et des voies aériennes comme aujourd’hui. Guy de Chauliac (1300-1368), père de la chirurgie française [8] évoquait son application seulement dans les cas les plus désespérés. Ainsi, en dehors de ces situations extrêmes, réaliser une trachéotomie semblait aux anciens comporter plus de risques que de bénéfices.
Néanmoins, les écrits autour de la technique se firent plus nombreux. L’incision verticale de la peau, contre l’idée de Paul d’Égine, et de la trachée fut recommandée par Girolamo-Fabrizio d’Acquapendente (1537-1619), afin de favoriser une réalisation rapide, en minimisant le risque vasculaire lié aux veines jugulaires antérieures, précaution toujours transmise au XXe siècle (figure 1) [9]. Les premières discussions autour de la forme ou du matériau des canules peuvent être retrouvées dans les écrits des médecins de la Renaissance, particulièrement ceux de “l’école de Padoue”, à laquelle appartenait Girolamo-Fabrizio d’Acquapendente, ainsi que Giulio Cesare Casseri (1552-1616). Aquapendente la recommandait courte, droite et ailée pour un meilleur maintien, puis Casseri lui préféra une canule courbe d’argent, longue d’un pouce, dilatée à son extrémité, et garnie d’un rebord, auquel on fixait un fil noué sur la nuque [10]. Le matériau, avant l’invention des polymères et des biomatériaux, recommandait l’argent comme matériau particulièrement bien toléré. Les canules d’argent restent en usage, bien que restreint, aujourd’hui.
Ces éléments prouvent que la trachéotomie était, comme technique, à la portée des chirurgiens anciens, capables de gestes de haute technicité. Cependant, les conditions de sa réalisation, l’absence le plus souvent de prise en charge de la cause de la suffocation (diphtérie, tuberculose, syphilis, cancer) et la mortalité importante qui s’ensuivait, en marginalisait l’intérêt, en faisant seulement une chirurgie de sauvetage, une chirurgie effrayante que l’on n’invoquait que dans des situations exceptionnelles.
Vers la trachéotomie moderne
Au XVIIIe siècle, alors qu’une épidémie de diphtérie frappe le royaume de France sous sa forme laryngée, qui ne s’appelle pas encore le “croup”, les chirurgiens se mirent à réaliser des trachéotomies en plus grand nombre qu’avant, avec une mortalité périopératoire toujours considérable. La question même de l’indication, que l’on comprend légitime en l’absence de technique d’intubation orotrachéale, de ventilation mécanique, d’antibiothérapie et de sérum antitétanique faisait débat, tant le bénéfice sur la mortalité globale apparaissait dilué auprès d’un taux de mortalité supérieur aux trois quarts malgré la trachéotomie [5]. Fallait-il, dès lors, réaliser une trachéotomie ? devant une laryngite striduleuse chez un enfant ou un jeune adulte, avec le risque opératoire que cela impliquait à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles ? Et comment déterminer, sur la base seule de l’examen clinique mais sans laryngoscope (Philipp Bozzini (1773-1809) en fit le premier usage en 1806), quelles pathologies trachéotomiser ou non ? En 1818, lors d’une épidémie en Touraine, Pierre Bretonneau (1778-1862) réalisa avec succès une trachéotomie sur une fillette de 4 ans, cas qui connut une notoriété certaine.
Le 14 décembre 1799, George Washington (1732-1799) décéda d’une épiglottite aiguë, traitée par saignées… malgré les efforts infructueux de l’un de ses médecins, Elisha C. Dick (1762-1825), qui désespérément avait défendu l’idée de trachéotomiser le premier président des États-Unis [11].
Dans son ouvrage Des inflammations spéciales du tissu muqueux et en particulier de la diphtérite, ou inflammation pelliculaire, connue sous le nom de croup, d’angine maligne, d’angine gangréneuse, etc. [12], Pierre Bretonneau (1778-1862) nomma la maladie à partir d’un mot grec signifiant membranes et la distingua des autres angines. Il prônait la trachéotomie dans les cas d’asphyxie, estimant alors le bénéfice supérieur au risque en cette époque sans anesthésie et sans antibiothérapie. Son élève, Armand Trousseau (1801-1867), promut et diffusa la technique d’une manière suffisamment reproductible pour en limiter la morbidité et la mortalité (75 % sur 200 trachéotomies !) et la rendre acceptable (figure 2) [5]. Le “croup”, de l’anglais croasser, fléau infantile, avait bénéficié de l’attention des pouvoirs publics depuis que l’héritier de l’Empire, Napoléon-Charles Bonaparte (1802-1807), fils de Louis Bonaparte et de Hortense de Beauharnais en était mort. Une récompense publique avait été offerte à quiconque aurait fait avancer la prise en charge de cette maladie. D’un enfant ou adulte sur quatre à un sur deux parmi les 70 000 atteints de diphtérie à la fin du XIXe siècle en mourraient, d’une manière terriblement éprouvante, par asphyxie [13]. La vaccination obligatoire imposée en 1940 fit heureusement tomber cette maladie dans l’oubli.
L’évolution des technologies périopératoires, en premier lieu l’anesthésie à partir de 1842 pour l’éther, et 1847 pour le chloroforme, l’asepsie et l’antisepsie, révolutionnèrent la chirurgie aux XIXe et XXe siècles. La trachéotomie demeurait cependant longtemps une intervention de sauvetage et à risque. En 1880, la maladie du Kronprinz Frédéric (empereur Frédéric III d’Allemagne, 1831-1888) est saisissante. L’histoire médicale de la fin de sa vie est bien connue : consommateur frénétique de cigares, l’évolution de son cancer du larynx se fit jusqu’à son décès après quelques mois de règne, malgré les préoccupations constantes des plus grands praticiens du temps, le laryngologiste Morell Mackenzie (1837-1892) et l’anatomopathologiste Rudolf Virchow (1821-1902), qui peinèrent dans un premier temps à identifier la nature cancéreuse de la lésion. Suffocant, c’est sur la table de la cuisine de sa maison de villégiature à San Remo que le prince finit par être trachéotomisé par son médecin Ernst von Bergmann (1836-1907), le 9 février 1888. L’intervention se déroula laborieusement. Une plaie vasculaire contraignit le praticien à garder sa main fermement enfoncée plusieurs heures dans le cou du patient éveillé, un abcès la compliqua et l’héritier du trône allemand en garda une rancune tenace à l’encontre du chirurgien qui lui avait sauvé, pour peu de temps, la vie [14]. Un mois plus tard, le 9 mars 1888, Frédéric-Guillaume montait sur le trône impérial d’Allemagne sous le nom de Frédéric III. Il s’éteignit le 15 juin de la même année. Guillaume II (1859-1941) devenait empereur.
La technique elle-même se précisa : en 1909, Chevalier Jackson (1865-1958) établissait qu’une incision trop haut située, endommageant le cricoïde, une surveillance et des soins postopératoires insuffisants et une canule non adaptée étaient la cause de grands risques de complication après trachéotomie [15].
Lors de la Première Guerre mondiale, durant laquelle les lésions et de la tête et du coup furent parmi les plus fréquentes, la trachéotomie fut une intervention relativement peu pratiquée du fait de la létalité immédiate ou très rapide des blessures. Durant la Seconde Guerre mondiale, la trachéotomie appartenait cependant à l’arsenal indispensable de tout chirurgien aux armées. Deux cas de figure étaient alors observés :
- d’une part, la trachéotomie comme technique de sauvetage devant une suffocation en cas d’atteinte laryngée compromettant la fonction respiratoire, comme une plaie soufflante, un arrachement ou un traumatisme ;
- d’autre part, la réalisation d’une trachéotomie à visée préventive, pour assurer la sécurité des voies aériennes en cas de chirurgie cervicofaciale différée par rapport au moment de la blessure ; précaution d’autant plus nécessaire que le respirateur artificiel n’existait pas encore et le contrôle respiratoire lors de l’anesthésie demeurait incertain [16].
La trachéotomie de nos jours
La trachéotomie a toujours sa place aujourd’hui, comme depuis la plus haute Antiquité, dans un contexte d’urgence et d’asphyxie, mais cette technique est encore plus souvent réalisée de manière préventive pour la protection des voies aériennes en chirurgie programmée ou la préservation du larynx en cas de ventilation mécanique prolongée [17].
L’avènement des soins intensifs et réanimatoires firent sortir la trachéotomie, autrefois chirurgie périlleuse et de dernier recours, de l’arsenal des seuls chirurgiens. La technique a évolué vers le développement de technologies “minimally invasive” telles que la trachéotomie percutanée, réalisables par les réanimateurs. Considérée par le grand public comme une chirurgie altérant la voix, des outils simples permettent cependant aux patients trachéotomisés de communiquer, selon leur pathologie, comme l’usage d’une valve phonatoire, améliorant ainsi la tolérance et l’acceptation par les patients de cette solution. En somme, la trachéotomie est une chirurgie historique : toujours actuelle.
Conclusion
McClelland avait décrit 5 phases dans l’histoire de la trachéotomie : une période légendaire (de l’Antiquité à 1546 après J.-C.) ; une période de peur après les travaux des anatomistes de Padoue et jusqu’aux écrits d’Armand Trousseau (de 1546 à 1833) ; une période de dramatisation (de 1833 à 1932), durant laquelle on réalisait des trachéotomies, mais seulement en cas de détresse vitale ; une période d’enthousiasme (de 1932 à 1965) décrite comme la période du “think of tracheotomy – do it !” ; enfin, la période de la rationalisation, jusqu’à nos jours, de la technique reproductible et de ses indications, appuyées sur la base de l’evidence-based medicine [18]. ■