Depuis plusieurs décennies, la France, l'Europe et l'ensemble des pays industrialisés constatent le vieillissement continu de leurs populations. Parallèlement, l'incidence des cancers augmente avec l'avancée en âge, multipliée par onze après 65 ans par rapport aux sujets plus jeunes. On assiste donc depuis plus de 20 ans à un accroissement constant du nombre de patients âgés de 70 ans et plus atteints d'un cancer. Ces constats épidémiologiques, rapportés dès le premier Plan cancer 2003-2007, sont à l'origine de la réflexion engagée par l'Institut national du cancer (INCa) dès 2005 sur la nécessité d'optimiser les parcours de soins des patients âgés cancéreux. Depuis lors, et grâce à l'émergence de nouvelles sociétés savantes dont la Société francophone d'onco-gériatrie (SoFOG) en France, les soins aux patients âgés atteints d'un cancer n'ont cessé de se structurer pour optimiser les traitements dans le cadre de parcours de soins adaptés à chaque patient. Ce qui était désigné comme un “problème” est devenu un “enjeu” de santé publique et sociétal de premier plan, qui a permis de rapprocher et de fédérer les spécialistes de la cancérologie et les gériatres pour construire cette approche collaborative pluriprofessionnelle qui définit l'oncogériatrie.
Par ailleurs, si nous assistons au développement constant de progrès thérapeutiques médicaux et chirurgicaux depuis ces 20 dernières années, les essais thérapeutiques spécifiquement dédiés aux sujets âgés restent rares, voire inexistants. Ainsi, les résultats d'efficacité et de tolérance de ces avancées thérapeutiques sont le plus souvent extrapolés à partir d'analyses en sous-groupes de malades qui ne sont pas représentatifs de la population âgée rencontrée dans notre pratique clinique quotidienne.
Il faut donc remercier La Lettre du Cancérologue de promouvoir la réflexion concernant la prise en charge globale et les traitements du “cancer du sujet âgé” dans un dossier thématique. Bien sûr, il est impossible d'aborder toutes les questions que nous nous posons dans notre pratique quotidienne en tant que cliniciens. Cependant, les 5 articles proposés dans ce numéro offrent des synthèses pratiques relatives aux stratégies thérapeutiques chirurgicales et médicales, et au parcours de soins des malades âgés atteints d'un cancer.
La cancer du sein, le plus fréquent des cancers chez la femme âgée, fait l'objet de 2 articles. Comme nous le savons tous, le dépistage organisé du cancer du sein n'est plus proposé après 74 ans en France, plus précocement encore dans d'autres pays. Pourtant, certaines données suggèrent que les cancers diagnostiqués par mammographie systématique plutôt qu'à la suite de l'apparition de symptômes sont souvent de meilleur pronostic, ce qui permet une désescalade thérapeutique. En l'absence de comorbidités péjoratives en termes de pronostics, de syndromes gériatriques et d'une espérance de vie attendue potentiellement longue, n'y aurait-il pas un intérêt alors à poursuivre le dépistage à titre individuel au-delà de 74 ans ? De la même manière, lorsque l'on sait que l'espérance de vie prévisible d'un patient âgé de 85 ans, sans comorbidité et en bon état de santé global est en moyenne de 7,9 ans, alors que l'espérance de vie n'est que de 4,9 ans chez un patient âgé de 75 ans polypathologique et dont l'état de santé est altéré [1], la question du traitement adjuvant dans le cancer du sein peut se poser, tout au moins a priori. Cependant, les données les plus récentes présentées dans un second article suggèrent que si les comorbidités, les syndromes gériatriques et le souhait des patientes doivent nécessairement être pris en compte dans la décision thérapeutique, le bénéfice d'une chimiothérapie adjuvante dépend probablement, dans une large mesure, des données anatomopathologiques.
Dès lors que l'on évoque les chimiothérapies, il est impossible de ne pas évoquer les toxicités potentielles directement liées à ces traitements. Les molécules cytotoxiques disponibles sont nombreuses et leurs effets indésirables très variés d'une molécule à l'autre, ainsi qu'entre les patients pour une même molécule, en fonction des comorbidités et des syndromes gériatriques. Plusieurs scores de prédiction du risque de toxicité de la chimiothérapie ont été développés et sont présentés dans ce dossier thématique. Ces scores peuvent être utiles pour aider à la décision thérapeutique, en évaluant un risque individuel de toxicité. Toutefois, il faut garder à l'esprit que ces scores n'offrent qu'une estimation, une probabilité de risque de toxicité, qui doit être confrontée aux bénéfices attendus du traitement, en tenant compte également des choix du patient. Un risque de toxicité n'est pas en soi une contre-indication au traitement, et il doit davantage être considéré comme un signal d'alerte qui renforce l'intérêt des soins de support nécessaires à la réalisation du traitement, dès l'instant où le bénéfice surpasse les risques.
Il n'est pas possible de parler des traitements du cancer sans évoquer la chirurgie qui constitue le temps fort de la prise en charge d'une tumeur solide localisée. Toutefois, certains actes chirurgicaux ont des conséquences parfois graves en termes de retentissement fonctionnel ou de décompensation des comorbidités chez les patients âgés. Depuis plusieurs années, des stratégies thérapeutiques de réhabilitation périopératoire et de comanagement entre chirurgiens et gériatres se mettent en place pour améliorer le devenir, et notamment la morbimortalité postopératoire chez les patients âgés les plus fragiles. Ces prises en charge novatrices font l'objet d'un article synthétique.
“Science sans conscience n'est que ruine de l'âme.” Cette citation de Rabelais, extraite de Pantagruel, nous rappelle combien il est indispensable de conserver une réflexion éthique permanente parallèlement à nos décisions médicales, même si elles sont fondées sur des résultats scientifiques. Il faut donc souligner la présence dans ce dossier thématique d'un article de fond à propos de l'éthique de la décision thérapeutique chez les patients âgés, plus particulièrement lorsqu'ils sont en situation de vulnérabilité. La place du patient et de ses convictions, ainsi que la place centrale de la collégialité sont réaffirmées dans le processus de décision thérapeutique.
Pour conclure, nous voulons remercier très sincèrement tous les auteurs qui ont contribué à la rédaction de ce dossier thématique, dont le but est d'apporter à chaque clinicien des données pratiques et utiles, et des pistes de réflexions susceptibles d'améliorer au quotidien la prise en charge thérapeutique de ses patients âgés atteints d'un cancer. Nous vous souhaitons autant de plaisir et d'intérêt à la lecture de ce dossier que nous en avons eu nous-mêmes.