Il y a plus d’un siècle, Paul Ehrlich, médecin et scientifique allemand, fut le premier à formuler le concept de “balle magique” en postulant que certaines molécules pouvaient accéder directement à des cibles dans les cellules et guérir des maladies [1]. En théorie, ces nouveaux composés seraient actifs sur les cellules tumorales en épargnant les cellules normales (figure 1).
La 1re étape a été l’identification d’antigènes de surface surexprimés dans les cellules tumorales, tels que CD20 dans les lymphomes B et HER2 dans les cancers du sein. Il a fallu de très nombreuses années pour pouvoir développer des composés actifs et tolérés. Une grande étape a résidé dans le développement de la technologie d’hybridomes permettant l’élaboration d’anticorps monoclonaux humanisés (bévacizumab, trastuzumab, rituximab, cétuximab, etc.) [2] (figure 2). Ces anticorps monoclonaux ont modifié radicalement la thérapeutique des cancers par l’intermédiaire d’un ciblage plus précis. Cependant, en monothérapie, ces anticorps étaient insuffisants pour entraîner une létalité cellulaire équivalente à celle de la chimiothérapie cytotoxique. Un nouveau concept – l’anticorps drogue-conjugué (ADC) – a émergé, alliant l’anticorps monoclonal à une molécule cytotoxique par le biais d’un agent de liaison, conduisant à une amélioration certaine de l’index thérapeutique. Dans les tumeurs solides, le premier exemple a été l’adotrastuzumab emtansine (T-DM1) qui a démontré une supériorité par rapport à une chimiothérapie associée à un traitement anti-HER2 en situation métastatique et, dans un second temps, a été introduit à un stade précoce en adjuvant dans le cas d’une maladie résiduelle après un traitement néoadjuvant associant chimiothérapie et traitement ciblé anti-HER2.
Les principes de conception des ADC ont évolué avec l’optimisation de chaque composant : l’anticorps, la charge cytotoxique et l’agent de liaison. Des efforts de recherche intensive, tant en biologie pour la sélection de la cible qu’en chimie pour les propriétés physicochimiques et notamment les sites de conjugaison, ont apporté des avancées majeures en termes d’efficacité et de tolérance. La 3e génération des ADC présente un effet “bystander” permettant une efficacité accrue en cas d’hétérogénéité tumorale. Dans les cancers du sein, le trastuzumab déruxtécan (T-DXd) a démontré une activité dans les essais cliniques précoces non seulement dans les cancers du sein HER2+, mais également en cas de faible expression de HER2 (HER2 faible IHC 1+ ou 2+, sans amplification de HER2). Cette activité a conduit à une nouvelle détermination du statut de HER2, éliminant la définition dichotomique positive-négative, mais en évaluant plus précisément le niveau d’expression de la protéine HER2.
À ce jour, les ADC font partie intégrante de notre arsenal thérapeutique, avec 14 ADC approuvés et plus de 200 en développement. En réalité, nous sommes au commencement d’une nouvelle ère avec l’identification de nouvelles cibles et l’introduction de nouveaux ADC, notamment bispécifiques ainsi que des associations dans toutes les pathologies tumorales. Les avancées sont extrêmement rapides et nous n’attendrons pas des années pour concrétiser ces nouvelles perspectives et passer ainsi de la balle magique au missile biologique…
Pour faire le point de ces avancées, La Lettre du Cancérologue vous propose un dossier thématique sur les ADC dans 2 numéros. Le premier présente la structure, les mécanismes d’action et de résistance des ADC, ainsi que les nouvelles perspectives, avec une focalisation sur les tumeurs du sein. Dans le second, qui sortira début 2025, nous évoquerons l’intérêt des ADC dans les autres tumeurs solides et dans la population âgée, ainsi que les différentes toxicités.