L'aspirine, médicament vieux de plus d'un siècle, continue à avoir une actualité scientifique fournie. Trois essais randomisés récents viennent de s'intéresser à son rôle en prévention primaire cardiovasculaire.
ASCEND (1) a testé l'intérêt de 100 mg quotidiens en prévention primaire cardiovasculaire chez 15 480 sujets diabétiques. L'essai a montré, après un suivi moyen de 7,4 ans, une réduction de 12 % (IC95 : 0,79-0,97) des événements cardiovasculaires (décès cardiovasculaire, AVC ischémique ou AIT, infarctus du myocarde) [9,6 versus 8,5 % ; p = 0,01], mais au prix d'une augmentation de 29 % des hémorragies majeures (4,1 versus 3,2 % ; p = 0,003), qui contrebalance le bénéfice observé. En outre, l'essai n'a montré aucun bénéfice de l'aspirine sur le risque de cancer, et notamment de cancer colique. Cet essai plaide donc assez fortement contre l'utilisation en routine de l'aspirine en prévention primaire chez les sujets diabétiques, malgré leur risque élevé d'événement cardiovasculaire.
ARRIVE (2) est un essai d'utilisation de l'aspirine en prévention primaire, à la dose de 100 mg/j, chez plus de 12 000 sujets à risque cardiovasculaire “moyen”, définis comme des hommes d'au moins 55 ans avec au moins 2 facteurs de risque cardiovasculaire ou des femmes d'au moins 60 ans avec au moins 3 facteurs de risque. Sur un suivi de près de 6 ans, l'essai n'a détecté aucun bénéfice de l'aspirine sur la prévention des événements cardiovasculaires majeurs (HR : 0,96 ; IC95 : 0,81-1,13), bien qu'il y ait eu une réduction du risque d'infarctus du myocarde. En revanche, l'aspirine a doublé le risque d'hémorragie digestive, et il n'y a eu aucun effet décelable sur le risque de cancer.
ASPREE (3, 4) est un essai portant sur l'utilisation de 100 mg d'aspirine pour la prévention primaire cardiovasculaire chez 19 114 sujets âgés (70 ans ou plus), compte tenu du risque élevé d'événement cardiovasculaire lié à l'âge. Après un suivi médian de 4,7 ans, l'aspirine n'a pas réduit le risque d'événement cardiovasculaire (HR = 0,95 ; IC95 : 0,83-1,08), mais a augmenté de 38 % le risque d'hémorragie majeure et, surtout, a augmenté la mortalité toute cause de 14 % (HR = 1,14 ; IC95 : 1,01-1,29). Le principal contributeur de cette augmentation de la mortalité était le cancer, avec une augmentation de 31 % du risque de décès par cancer.
Pris ensemble, les 2 essais ARRIVE et ASPREE semblent ne pas laisser de place à l'aspirine en prévention primaire. Pourtant, en prévention secondaire, la place de l'aspirine pour prévenir le risque cardiovasculaire paraît solidement établie. L'ensemble des essais randomisés portant sur les antiagrégants plaquettaires (mais largement dominés par les essais avec l'aspirine) démontre une réduction d'environ 20 % des événements cardiovasculaires lorsqu'on les compare au placebo. L'essai GLOBAL LEADERS (5) s'est intéressé au traitement antiplaquettaire après la pose d'un stent actif. C'est une comparaison entre une monothérapie par ticagrélor (avec arrêt de l'aspirine à 1 mois) et le traitement conventionnel après angioplastie coronaire avec stent actif (bithérapie pendant 12 mois, puis monothérapie par aspirine). L'essai porte sur environ 16 000 patients ayant subi une angioplastie pour syndrome coronaire aigu ou, de façon élective, pour angor stable. Cette comparaison de stratégies antiplaquettaires s'appuie sur l'idée que, avec un antiplaquettaire inhibant fortement le P2Y12 – tel que le ticagrélor, qui, contrairement au clopidogrel, ne donne pas lieu à une variabilité de la réponse –, il n'est peut-être pas nécessaire d'associer l'aspirine, qui n'a peut-être pas de bénéfice dans ce contexte et ne peut qu'augmenter le risque de saignement, notamment digestif. Sur 2 ans de suivi, l'essai n'a pas montré de réduction significative des décès toute cause ni des infarctus avec onde Q dans le bras monothérapie par ticagrélor (3,8 versus 4,4 % ; RR = 0,87 ; IC95 : 0,75-1,01 ; p = 0,07). Il n'y a pas eu de différence (RR = 1,00) sur le risque d'hémorragie sévère (type BARC 2, 3 ou 5). Malgré la tendance favorable observée, l'aspirine reste donc le leader en prévention secondaire, et la monothérapie par ticagrélor n'a pas réussi à démontrer de supériorité claire. Un second essai similaire (TWILIGHT) est en cours et devrait être présenté fin 2019.
Pour le praticien, les leçons de ces grands essais peuvent se résumer à une remise en question de la place de l'aspirine en prévention primaire cardiovasculaire et à la confirmation, au moins pour l'instant, de son rôle en prévention secondaire.