L'hypertension artérielle (HTA) reste un problème de santé publique majeur. La pression artérielle est un continuum, qui va de l'élévation modérée de la pression artérielle (PA) [laquelle constitue un facteur de risque à l'échelle populationnelle], à l'HTA sévère, maladie, dangereuse à court terme pour l'individu. La majorité de la population d'âge mûr est hypertendue, d'autant plus que le seuil de décision thérapeutique a été abaissé par les recommandations internationales récentes (1). Lorsque 50 à 80 % d'une classe d'âge entre dans la maladie, on est en droit de se demander où il faut placer l'apostrophe de “la normalité” ou de “l'anormalité” !
L'élévation de la pression artérielle n'est qu'un symptôme mesurable d'une maladie cardiovasculaire sous-jacente. Les insuffisances et difficultés de la mesure de la PA sont bien connues et pourraient occuper un chapitre à part entière (2). Il suffit de retenir que la PA humérale n'est pas la plus intéressante, que tous les appareils de mesure non invasive sont imprécis, que la PA est éminemment variable. De facto, mis à part les HTA très sévères, c'est moins la valeur absolue de la pression qui importe que la durée d'exposition à des valeurs de pression modérément élevées, insuffisantes pour poser des problèmes en elles-mêmes, mais induisant des modifications insidieuses du fonctionnement des organes cibles : surcharge ventriculaire gauche, rénale, cérébrale et artérielle. La détection de ces atteintes pourrait bien être plus sensible et utile que la mesure de la PA. De fait, les anomalies vasculaires, cardiaques, cérébrales et rénales semblent bien souvent dissociées des chiffres tensionnels. Elles les précèdent même parfois (3). L'augmentation de la rigidité artérielle est un marqueur de risque indépendant, démontré dans plus de 30 études épidémiologiques, dans toutes les populations étudiées (4). L'association au risque cardiovasculaire est équivalente à la somme de tous les facteurs de risque associés, et elle s'avère particulièrement prédictive chez les sujets à risque intermédiaire (5). Nous avons à disposition des valeurs de référence permettant de détecter les sujets présentant un vieillissement artériel précoce (6). Nous avons pu montrer que, dans certaines populations, les sujets jeunes présentant une augmentation de la rigidité artérielle sont particulièrement nombreux. Par exemple, dans le Nord du Portugal, jusqu'à 30 % des habitants de Guimarães de moins de 40 ans ont des stigmates de vieillissement artériel précoce (7). C'est la région d'Europe occidentale avec la plus forte incidence d'AVC, et, bien que la relation ne soit pas montrée formellement, elle est hautement probable. L'augmentation de la rigidité artérielle précède l'élévation tensionnelle (3), ce qui démontre que l'HTA essentielle résulte d'une maladie artérielle sous-jacente, ou à tout le moins que la mesure de la rigidité est plus sensible pour la détection de l'anomalie artérielle princeps que la simple mesure de la PA.
Les succès éditoriaux des articles relatifs à la rigidité artérielle sont impressionnants. Les 2 articles phares sont l'article de consensus du groupe de travail sur les propriétés des grosses artères de l'ESH, qui est l'article le plus cité de l'European Heart Journal hors recommandations (plus de 3 500 citations) [8], et l'article princeps de la démonstration de l'influence de la rigidité artérielle sur la morbimortalité, qui est l'article le plus cité de la revue Hypertension (plus de 2 500 citations) [9]. Les mesures sont non invasives, simples ; les techniques se sont démocratisées ; plusieurs appareils sont disponibles.
Et pourtant (et pourtant !), son utilisation en pratique clinique est restreinte à de rares centres médicaux, principalement des CHU, et principalement dans un but de recherche. Comment expliquer cet échec à faire entrer dans les pratiques des concepts aussi bien établis ? Les causes sont multifactorielles. En premier lieu, il faut pouvoir manger. La mesure de la rigidité n'entre pas dans la nomenclature des actes remboursés. Les aspects pratiques sont aussi d'importance. Comme pour la mesure de la PA, une mesure de la rigidité artérielle soigneuse nécessite que le patient soit reposé, allongé, déshabillé, ce qui est incompatible avec la médecine praticienne. La mesure elle-même est délicate et reste dépendante de l'opérateur. Les méthodes de mesure simplifiées (brassard simple, balance, mesure bras-cheville et doigt-orteil) sont encore insuffisamment validées sur le plan épidémiologique, ce qui explique l'inertie des praticiens.
La raison ultime, peut-être, est que l'augmentation de la rigidité est perçue comme structurale, et peu susceptible de se corriger. Pourtant, de nombreux articles ont montré qu'il était possible de l'améliorer, par des mesures hygiénodiététiques ou des traitements médicamenteux (10). Enfin, l'argument décisif est qu'il est incertain que la régression de la rigidité s'accompagne d'un bénéfice accru pour le patient. À présent, seule une petite étude montre que c'est le cas (11). L'étude SPARTE, financée par le PHRC 2013, sera dans l'avenir proche en mesure d'amorcer une réponse à cette question. L'étude multicentrique nationale SPARTE, qui a inclus près de 600 patients à haut risque, suivis 4 ans, a d'ores et déjà montré qu'avec un minimum d'organisation, il est possible de mettre en œuvre ces mesures dans un cadre de consultation. La mesure est très bien acceptée par les patients, et permet de communiquer sur l'âge des artères, constituant ainsi une occasion rêvée de promouvoir l'adhésion à la prise en charge dans son ensemble (12).
Les étapes à franchir restent nombreuses : obtenir des appareils fiables et simples, reposant sur des principes physiques clairs et utilisables en consultation, voire en ambulatoire. Les mesures doigt-orteil, une balance connectée, un système de vibromètre laser développé dans le cadre d'un projet européen, parmi d'autres, doivent offrir au clinicien la possibilité de mesurer la rigidité lors d'un premier dépistage de maladies cardiovasculaires. Obtenir un remboursement pour les actes de dépistage est une étape cruciale, et nécessite de démontrer de manière formelle qu'un dépistage basé sur la mesure de la rigidité est efficace du point de vue médicoéconomique. Dans un monde idéal, le début du XXIe siècle devrait signer la disparition du brassard de pression artérielle. Nous sommes dans la dernière ligne droite.