Le texte des recommandations dites de “bonne pratique” pour la prise en charge de la borréliose de Lyme, dont l'élaboration a été surpervisée par la HAS (Haute Autorité de santé) entre 2017 et 2018, est l'illustration de bien mauvaises pratiques. Retour sur un sacré raté… pour en tirer quelques enseignements.
En juin 2018, la HAS publie des recommandations de bonne pratique pour la prise en charge de la borréliose de Lyme et des autres maladies vectorielles à tiques (1). Ces recommandations sont censées prendre la suite de celles de la conférence de consensus sur la borréliose de Lyme, publiées en 2006 (2). En fait, les recommandations de 2006 n'ont pas démérité, mais les associations de patients, et une minorité très agissante de médecins, portant haut l'étendard du “Lyme chronique”, ont abouti à les remettre en cause. La HAS a ainsi été sollicitée pour établir de nouvelles recommandations. Le groupe de travail de la HAS comprenait une trentaine de personnes (dont moi-même : biais d'observation possible, mais tempéré par la nécessité d'un devoir de réserve). Il a été dirigé par Jérôme Salomon, professeur en infectiologie, jusqu'à son avant-dernière réunion, car il a ensuite été nommé à la DGS (Direction générale de la santé) (3).
Ce travail de la HAS, une fois achevé, a été doublement remis en cause. D'abord, les membres du groupe de travail ont refusé de signer ce texte (1). La moitié d'entre eux (14 sur 27) a refusé d'endosser le travail dans son ensemble, un peu plus du quart (8 sur 27) ont refusé d'endosser des considérations diagnostiques biologiques, et les derniers (5 sur 27) n'ont pas validé le chapitre 4, intitulé “Symptomatologie/syndrome persistant polymorphe après une possible piqûre de tique” (SPPT). La HAS publiait donc un texte sans l'accord d'aucun des membres du groupe de travail sur la totalité du document. Dans certains sports, on parlerait de “passage en force”. Dans un 2e temps, l'ensemble des sociétés savantes ayant participé au groupe de travail de la HAS publiait un communiqué pour dénoncer une partie du texte (4), et plus particulièrement le chapitre 4, justifiant ainsi clairement le refus de soutenir ces recommandations, qui ont donc été publiées sous la responsabilité de la seule HAS.
Comment a-t-on pu en arriver à une situation aussi grotesque ? La réponse tient en plusieurs éléments. Le groupe de travail était composé d'une trentaine de personnes (1). Pour les deux tiers, il s'agissait de médecins, “experts” représentant leurs sociétés savantes respectives (maladies infectieuses, microbiologie, neurologie, rhumatologie, dermatologie, pédiatrie, ophtalmologie, douleur, etc.). Le dernier tiers (9 sur 30), que nous désignerons par commodité sous le vocable de “Lyme docteurs”, était composé de 7 médecins affiliés à la FFMVT (Fédération française contre les maladies vectorielles à tiques), d'un autre médecin, affilié au Relais de Lyme, et d'une représentante (non médecin) d'une 3e association de patients. Du fait de l'absence régulière de certains experts, les Lyme docteurs étaient presque aussi nombreux autour de la table que les représentants des sociétés savantes. En l'absence de vote, en cas de désaccord, leur voix pesait autant que celle des experts. Certains experts se voyaient accusés de potentiels liens d'intérêts avec l'industrie pharmaceutique, alors même que les Lyme docteurs n'en avaient déclaré aucun, du fait de leur appartenance aux associations de patients se pensant atteints de la maladie de Lyme ou de leur engagement militant pour ces associations. Finalement, le poids des Lyme docteurs s'est donc révélé être aussi important que celui des sociétés savantes. Le poids de l'expertise médicale scientifique était équivalent à celui des opinions forgées par les Lyme docteurs au gré de leur expérience individuelle, avec des résultats miraculeux, jamais publiés ailleurs que sous la forme de témoignages dans la presse populaire. Je dois préciser, à titre personnel, et pour avoir participé à plusieurs groupes de travail de la HAS, que je n'avais jamais vu de telles méthodes de travail en son sein. Mais, dans ce groupe de travail-ci, la parole d'un Lyme docteur avait autant d'importance que les résultats d'un essai thérapeutique randomisé en double aveugle…
Un consensus s'est pourtant dégagé sur beaucoup de parties du texte de la HAS. Mais le conflit s'est cristallisé autour du chapitre 4, sur le SPPT.
Le SPPT était défini par :
- une piqûre de tique possible ;
- une triade (douleurs, fatigue persistante, plaintes cognitives) de plus de 6 mois ;
- un possible antécédent d'érythème migrant (2).
On ne pouvait pas se mettre d'accord sur une telle définition aussi imprécise (avec 2 éléments possibles sur les 3 définissant le syndrome) et aussi controversée (beaucoup de choses pouvaient devenir un SPPT). On touchait au cœur du problème des associations et des Lyme docteurs : le “Lyme chronique”, cette porte d'entrée aux traitements antibiotiques au long cours.
S'il ne s'agit pas de maladie de Lyme chronique, de quoi peut-il donc bien s'agir ? Nous avons maintenant un recul suffisant pour nous faire une opinion. Trois essais français (Paris, Nancy, Besançon) ont en effet été publiés au cours des derniers mois, postérieurement aux travaux de la HAS (5-7). Les critères d'inclusion sont identiques : tout patient consultant pour une borréliose de Lyme supposée. Plus de 1 000 patients ont été inclus dans ces 3 études, et les résultats sont concordants :
- la part des borrélioses de Lyme confirmées ne dépasse pas 15 % ;
- jusqu'à 80 % des malades reçoivent des antibiotiques, voire d'autres traitements anti-infectieux, inutilement et, parfois, longtemps (jusqu'à 2 ans de traitement dans l'étude parisienne) ;
- les diagnostics différentiels sont divers et nombreux : maladies neurologiques (10 % environ), rhumatologiques (20 %), psychiatriques (10 %) ou d'autres origines (20 %) ;
- les troubles somatoformes représentent probablement un tiers de ces consultations, car, du fait du flou nosologique qui les entoure, ils peuvent se retrouver en neurologie (céphalées, vertiges, etc.), en rhumatologie (fibromyalgie), en psychiatrie (syndrome de stress post-traumatique, syndrome d'épuisement professionnel) ou dans d'autres disciplines médicales (selon le mode symptomatique dominant). D'ailleurs, les troubles psychologiques représentaient déjà 36 et 56 % des diagnostics chez les malades consultant pour une borréliose de Lyme supposée aux États-Unis dans les années 1990 (8, 9).
Ce phénomène de surdiagnostic et de surtraitement de la borréliose de Lyme n'est donc pas nouveau ; il est connu aux États-Unis depuis plus de 20 ans, et a déjà fait l'objet de nombreux articles et éditoriaux (8-10). L'éditorial de Sigal est d'ailleurs extraordinaire dans le sens où il liste 10 raisons pour expliquer ce phénomène de surdiagnostic et de surtraitement (10). Plus de 20 ans après, ces 10 raisons sont toujours là ; elles se sont même enrichies d'autres raisons – et pourtant le phénomène s'est aggravé.
S'il y a un scandale sanitaire dans cette affaire, il n'est pas représenté par une hypothétique borréliose de Lyme chronique (ou autre maladie vectorielle à tiques), à sérologie négative, et résistante aux traitements antibiotiques usuels. Il est représenté par la non-reconnaissance et l'absence de prise en charge correcte de ces troubles psychosomatiques bien connus des différents spécialistes médicaux, mais diversement nommés : “troubles somatoformes”, “troubles à symptomatologie somatique” (American Psychiatric Association), “syndrome de détresse corporelle” (OMS), “bodily distress disorder” (WHO), “persistent somatic symptoms” (“symptomatologie somatique persistante”) (European Association of psychosomatic medicine). Ces troubles sont particulièrement fréquents : ils sont retrouvés chez 6 % de la population, et représentent 16 % des consultations en ville et 33 % de celles en médecine de 2e recours (11). Ils sont définis par l'association de symptômes physiques chroniques et invalidants non totalement attribués à une cause lésionnelle et de symptômes cognitifs et comportementaux spécifiques (12).
On comprend finalement assez bien comment la mayonnaise du Lyme chronique a pu prendre comme elle l'a fait dans les médias, et déboussoler ainsi nos politiques. Il y a des malades en errance présentant une grande souffrance morale ou physique. Ils sont à la recherche d'un diagnostic, d'un traitement, sinon de la reconnaissance de leur souffrance (arrêts de travail prolongés, aide sociale, allocation handicapé, etc.). Ils sont souvent mal interrogés, et peu examinés, subissent une débauche d'examens complémentaires inutiles et de traitements abracadabrants (le tout remboursé par la Sécurité sociale). Ils sont en fait pris en charge par des médecins dépassés pour plusieurs raisons : méconnaissance de la pathologie psychosomatique, manque de temps, manque de reconnaissance. Ces malades sont ensuite détournés par des apparentés Lyme docteurs auprès desquels ils “bénéficient” de traitements anti-infectieux dont l'efficacité est contestée par les experts mais pas par leurs prescripteurs, même s'ils n'ont jamais publié leurs résultats. Les malades se regroupent en associations plus ou moins influentes. Finalement, on se retrouve au carrefour de différents maux de la société :
- trop de souffrance générale ;
- pas assez de médecins, de moins en moins nombreux, mal rétribués, et mal formés à la reconnaissance et à la gestion des troubles somatoformes ;
- des associations de malades agressives, si ce n'est harceleuses ;
- des politiques dont le courage n'est pas la vertu première ;
- des journalistes à l'affût d'un buzz médiatique ;
- comme dans d'autres domaines, des profiteurs, obscurantistes, voire complotistes.
Pour sortir ces malades de l'errance dans laquelle ils sont enfermés, il y a plusieurs solutions à envisager. Il faut enseigner correctement la médecine psychosomatique, réhabiliter la médecine générale dans toute sa dimension psychosociale, revaloriser la consultation médicale, et envisager le paiement de la consultation en fonction du temps passé avec le patient, car de telles consultations sont très longues. Tout cela ne pourra pas se faire sans augmenter le nombre de médecins généralistes de façon significative. Dans un tel contexte, la création de Lyme centers peut s'avérer utile aux malades, si elle prend en compte la difficile prise en charge des troubles somatoformes pour lesquels il existe des pistes thérapeutiques non médicamenteuses (thérapies cognitives et comportementales) (13). Mais, si elle doit se limiter à expérimenter de nouveaux traitements, à faire de la recherche sur les maladies vectorielles à tiques, pour finalement renforcer le malade dans sa conviction qu'il a une forme chronique de borréliose de Lyme ou d'une autre maladie vectorielle à tiques, elle n'aboutira qu'à augmenter le désarroi des malades, leur errance thérapeutique et leur souffrance.