Les résultats de l’essai de phase III CLARITY – mené en double aveugle contre placebo chez 1 795 patients atteints d’une maladie d’Alzheimer (MA) à un stade prodromal ou à celui d’une démence légère – avec le lécanémab, un anticorps monoclonal antiamyloïde ciblant des protofibrilles Aβ, ont été rendus publics en novembre 2022 [1]. Les résultats concernant l’efficacité sont tous convergents : le critère principal – le score à la CDR-SOB, une échelle composite sur 18 points évaluant à la fois l’état cognitif et l’état fonctionnel des participants dont le score initial était de 3,2 points – montre une variation de 1,21 point après 18 mois chez les patients traités par le lécanémab contre 1,66 pour le groupe placebo, soit une différence de 27 % (p < 0,001) en faveur du groupe traité. L’efficacité clinique et biologique du lécanémab a également été documentée avec le même degré de significativité en fin d’étude pour tous les critères secondaires prédéfinis chez les patients traités : réduction du déclin cognitif de 26 % mesuré par l’échelle ADAS-Cog et du déclin fonctionnel de 37 % évalué par l’ADCS/MCI/ADL, diminution de la charge amyloïde au TEP-scan de 59 centiloïdes comparativement au placebo, baisse des taux de pTau 181 dans le liquide cérébrospinal (LCS) et dans le sang. Prenant en compte ces résultats du 1er essai positif avec une molécule qui agit sur la physiopathologie et la clinique de la MA, et sans pour autant ignorer les risques d’effets indésirables de cette molécule, que nous évoquerons plus loin, les agences des médicaments américaine, japonaise, de la Corée du Sud, chinoise et, plus récemment, d’Israël et des Émirats arabes unis ont approuvé dans les mois qui suivirent ces résultats la mise sur le marché du lécanémab. Certes, l’effet clinique démontré à 18 mois est modeste et cette réduction du déclin, qui n’est pas un coup d’arrêt à l’évolutivité pathologique, est probablement difficile à appréhender à l’échelle individuelle. Pourtant, les pays qui ont approuvé la molécule ont probablement considéré que le verre était à moitié plein, et que son implémentation dans le soin courant était un 1er progrès significatif permettant aux patients atteints de MA d’entrer enfin dans une ère thérapeutique. Les données disponibles à ce jour de l’étude d’extension (OLE) menée en ouvert (avec 95 % des participants ayant poursuivi jusqu’à son terme l’essai en double aveugle CLARITY), présentées tout récemment à Philadelphie lors de l’AAIC (Alzheimer’s Association International Conference), le congrès international de référence dans la MA [2], les ont certainement confortés dans cette opinion : la variation du score à la CDR-SOB des patients ayant bénéficié de 36 mois de traitement (et dont l’évolution a été comparée à celle d’un groupe contrôle académique) a atteint plus du double de celle retrouvée après 18 mois de traitement (−0,95 versus −0,45) ! Le verre continuerait donc à se remplir chez les patients traités précocement avec le lécanémab, ce qui conforte l’hypothèse d’une action disease-modifying sur la cascade pathologique, puis sur les déficiences cliniques de ces malades atteints d’un stade léger de la maladie.
Oui mais voilà, d’autres voient dans les résultats de l’étude CLARITY, non pas un verre à moitié plein, mais plutôt un verre à demi-vide ! C’est manifestement le cas du Committee for Medicinal Products for Human Use (CHMP) de l’European Medicines Agency (EMA), qui − contrairement aux autres agences des médicaments − vient de faire connaître sa recommandation de ne pas autoriser la mise sur le marché européen du lécanémab. Effectivement, l’EMA considère que l’effet clinique démontré serait trop modeste au regard du risque d’événements indésirables graves, faisant allusion de manière très succincte dans sa décision rendue publique le 25 juillet dernier au risque de macrohémorragies cérébrales (0,6 % des patients sous lécanémab versus 0,1 % des patients sous placebo dans l’essai CLARITY). L’EMA évoque également le risque d’ARIA (amyloid-related imaging abnormalities), des anomalies d’imagerie, le plus souvent à type d’œdème vasogénique (ARIA-E) (dont la fréquence est de 12,5 % dans le groupe traité par le lécanémab pour 1,7 % dans le groupe placebo), aisément détectées par un suivi systématique par IRM dans les premiers mois de traitement (cela est confirmé par l’étude OLE) et le plus souvent asymptomatiques et régressives après une suspension temporaire du traitement. On sait que ce risque d’ARIA est augmenté chez les porteurs d’un allèle ε4 sur l’apolipoprotéine E. Mais l’EMA met en avant le fait que le risque le plus élevé d’ARIA concerne les porteurs de 2 allèles ε4 alors même que ces sujets “are known to be at risk of developing Alzheimer’s disease and would therefore be likely to become eligible for treatment with Leqembi® ” (https://www.ema.europa.eu/en/medicines/human/EPAR/leqembi). Effectivement, le risque d’ARIA est nettement influencé par le statut génétique des patients avec, par exemple pour les ARIA-E, un risque de 5,4 % chez les non-porteurs d’ApoE ε4, de 10,9 % pour les hétérozygotes et de 32,6 % chez les homozygotes. Cette élévation très importante du risque d’ARIA, tant œdémateux qu’hémorragique, chez les homozygotes ApoE ε4 doit être évidemment prise en considération, et c’est ce qui a conduit diverses sociétés savantes à recommander d’exclure de l’indication du lécanémab les homozygotes pour l’ApoE ε4, qui représentaient seulement 15 % de l’effectif des participants à l’étude CLARITY. La plupart des experts, qui s’attendaient à ce que l’EMA fasse sienne cette position, ont été surpris, pour ne pas dire choqués, que l’Agence avance cet argument pour interdire de facto l’accès éventuel au lécanémab aux 85 % restants, potentiellement éligibles à ce traitement (non-porteurs ou hétérozygotes pour l’ApoE ε4).
Ainsi, au lieu de proposer une AMM permettant de restreindre le risque d’événements indésirables, notamment en prenant en compte les facteurs les favorisant comme l’homozygotie pour l’ApoE ε4 et la prise d’anticoagulants oraux, et de recommander la mise en place d’un plan de pharmacovigilance, l’EMA serait sur le point d’adopter une posture prohibitive interdisant a priori d’évaluer le ratio bénéfice/risque associé au lécanémab pour chacun des patients de l’Union européenne à un stade léger et par là de leur permettre de décider de se soumettre à un traitement contraignant mais susceptible de retarder de plusieurs mois leur évolution vers un stade plus avancé de dépendance fonctionnelle.
Comment comprendre, dans le contexte d’une maladie grave et d’évolution irréversible pour laquelle il n’existe aujourd’hui pas le moindre traitement de fond, que les patients européens, contrairement aux autres, soient écartés de la catégorie des molécules la plus avancée dans le domaine de la recherche clinique. Car il y a fort à craindre que cette décision impacte l’éventuelle implémentation dans l’Union européenne d’autres anticorps antiamyloïdes, comme le donanémab dont l’AMM vient d’être approuvée par la FDA le 2 juillet dernier. Et on expliquera aux patients et à leurs familles, comme on le fait gentiment depuis des années, qu’ils doivent garder l’espoir, que l’avenir va s’éclairer, car la recherche est active sur d’autres pistes thérapeutiques telles que les médicaments agissant sur tau ou sur l’inflammation… mais qu’eux, à titre personnel, n’auront probablement pas la chance d’en bénéficier !
Le lécanémab est approuvé aux États-Unis depuis plus d’une année. Une procédure d’appel visant à contester l’avis de l’EMA est en cours. Au point où en sont les choses en Europe, on n’en est plus à quelques mois près !