Pendant plusieurs décennies, les pharmacologues ont été obsédés par la sélectivité des produits qu'ils développaient ou étudiaient, conditionnés qu'ils étaient par le modèle de la clé dans la serrure proposé par Paul Ehrlich au début du XXe siècle. Mais, depuis une vingtaine d'années, la notion de sélectivité a été remise en cause en raison d'une meilleure connaissance de la diversité des cibles pharmacologiques et de la capacité qu'ont les médicaments d'en moduler plusieurs à la fois, induisant des effets multiples, ou de révéler d'autres actions selon le contexte ou selon la posologie. La complexité de la physiopathologie de la plupart des maladies s'étant accrue, cette multiplicité d'actions pharmacologiques a rapidement été considérée comme un avantage suscitant un engouement pour le concept de pléiotropie. L'origine grecque du mot pléiotropie faisant peut-être peur dans une époque qui a renoncé à l'apprentissage des Humanités, a également émergé, pour désigner une action multiple sur des cibles multiples, le terme de multimodalité, emprunté au vocabulaire des transports, peut-être plus concret. Mais si le terme de multimodalité renvoie à la notion d'actions multiples d'un médicament sur des cibles pharmacologiques, il recèle peut-être lui aussi une polysémie.
- Le premier sens de la multimodalité renvoie, comme déjà précisé, à l'action d'un médicament sur plusieurs cibles d'action. C'est ce qui est illustré dans ce dossier consacré à la dépression (pp. 12-36), qui met en lumière que, au-delà d'une action présynaptique sur les systèmes de recapture ou enzymatiques,
la pharmacologie de la dépression se déploie aujourd'hui pour rechercher une action supplémentaire sur les récepteurs, notamment sérotoninergiques.
La diversité de leur système de transduction et de leur localisation cérébrale explique la diversité des effets des molécules qui ont la capacité de moduler,
positivement ou négativement, plusieurs de ces récepteurs, comme le montrent les articles de Guilloux et al. (p. 12) et de Bordet et Carton (p. 18).
- Le deuxième sens, corollaire du premier, est lié à la pluralité des effets cliniques. L'effet clinique d'un antidépresseur ne peut se limiter à son effet sur l'humeur, qui n'est parfois que le résultat de l'influence d'autres facteurs (anxiété, troubles cognitifs, sommeil, désorganisation des rythmes biologiques, etc.) [1]. La multimodalité d'un traitement antidépresseur est donc aussi sa capacité à réduire les dimensions anxieuses et cognitives qui émaillent le cours évolutif d'une maladie dépressive au-delà de la seule dimension thymique, sans que cette approche pharmacologique soit la seule modalité thérapeutique, puisque l'approche de psychothérapie reste un élément indispensable.
Mais il faut être en capacité d'évaluer l'ensemble de ces domaines symptomatiques. Cette évaluation passe également par une approche multimodale. C'est d'abord l'évaluation de la variabilité interindividuelle de la réponse, qui s'appuie notamment sur la pharmacogénétique, comme l'illustre l'article de Verstuyft et al. (p. 22). Mais les moyens modernes de neurophysiologie et d'imagerie permettent une évaluation multimodale, dynamique et fonctionnelle qui complète la seule évaluation clinique, comme l'atteste l'article de Fossati (p. 29), et peut s'intégrer à une batterie de critères de jugement, comme le met en relief l'article de Llorca et al. (p. 33).
La multimodalité relève également de l'utilisation populationnelle des antidépresseurs, qui distingue l'effet à l'échelon individuel de celui à l'échelon social, ce que met en exergue la tribune d'Alain Ehrenberg (p. 8). La multimodalité représente donc, dans ces différents modes d'expression, une dimension constitutive de la dépression et de sa prise en charge.