Nous vivons une époque difficile. Le progrès, qui aurait dû apporter davantage de bien-être et d'agrément, semble au contraire exacerber les différences entre ceux qui en bénéficient et ceux qui n'en sont que les serviteurs et les témoins, jusqu'à parfois en devenir les victimes. Les tensions sociales s'accroissent, les mécontentements s'expriment dans les urnes, quand ce n'est pas dans les rues.
À l'occasion de la pandémie due au SARS-CoV-2, la population française a, de manière touchante, manifesté son admiration pour les soignants, médecins et personnels hospitaliers, dont le dévouement a été considéré à juste titre comme particulièrement méritoire. Mais certains de ceux que l'on applaudissait ainsi depuis son balcon chaque soir à 20 heures ne cachaient pas leur gêne, leur désarroi, leur colère : ne les avait-on pas maltraités depuis des décennies ? Ne les avait-on pas privés de moyens, tant humains que matériels, au point de les condamner à jongler en permanence avec la pénurie ? Ne les avait-on pas considérés, certains que l'on était de leur dévouement et de la force de leur vocation, comme une variable d'ajustement commode pour sauvegarder le sacro-saint équilibre des comptes publics ? La même amertume s'est rapidement fait jour concernant les EHPAD, et plus généralement le sort réservé aux plus âgés de notre population. Il a fallu des semaines pour que ceux qui étaient victimes du coronavirus, mais que leur âge écartait des services de réanimation déjà débordés, soient comptabilisés au même titre que ceux que la Covid-19 tuait à l'hôpital. La crise n'a pas affecté que les établissements et les professionnels de la santé, non plus que quelques dizaines de soignants libéraux, médecins, infirmières, que la pandémie a emportés alors qu'ils exerçaient leur métier, qu'ils considéraient comme leur mission. Elle a affecté notre pays tout entier, contraignant des milliers de salariés au chômage technique, qui, même s'il est indemnisé, a tendu encore davantage la trésorerie de très nombreux foyers. Elle a affecté aussi, et peut-être davantage encore, un nombre considérable de commerçants et d'artisans, de professionnels indépendants ou libéraux, de restaurateurs et de cafetiers, de saisonniers et autres travailleurs mais aussi de retraités, au statut précaire. La crise de la Covid-19 a également affecté nos patients. Elle a tenu des milliers de malades éloignés de leur suivi habituel, pourtant nécessaire. Elle a vidé les salles d'attente des consultations, contraint à différer des interventions ou des séances de radiothérapie, à interrompre ou à ne pas mettre en route des cycles de chimiothérapie… Bref, à laisser la maladie progresser plus que ce que l'on eût espéré. Et que dire du traumatisme psychologique vécu par tous, soignants, soignés, proches, témoins, voisins… Pour des millions de nos concitoyens, l'ébranlement psychique est véritablement celui d'un PTSD, le syndrome de stress post-traumatique tel que décrit dans le DSM-5.
Alors, face à tant de détresse, avons-nous fait preuve de compréhension, de sollicitude, d'empathie ? Avons-nous fait preuve de fraternité ?
Ce mot est le troisième terme de la devise de notre pays, de notre triptyque national depuis 1848. C'est donc une des valeurs fondatrices de notre république. Si je revendique la liberté pour moi, je me dois de la revendiquer pour chacun, car l'autre est mon égal. En tant qu'homme, je ne suis l'inférieur de quiconque, ni son supérieur. Ce principe d'égalité commande que je le respecte comme je souhaite qu'il me respecte moi-même. L'Autre et moi sommes libres et égaux, comme le dit la Déclaration universelle des droits de l'homme. L'Autre et moi, nous sommes frères en humanité. Et cette fraternité crée le devoir de solidarité. La fraternité est le lien fraternel et naturel ainsi que le sentiment de solidarité et d'amitié qui unissent ou devraient unir les membres de la même famille que représente l'espèce humaine. Elle implique la tolérance et le respect mutuel des différences, contribuant ainsi à l'harmonie et à la paix entre les hommes et entre les peuples. La fraternité implique la solidarité, mais elle va au-delà. La fraternité ne peut méconnaître l'objectif d'une plus juste répartition pour le plus grand bien de tous. Parler d'universalité et d'universalisme n'a de sens que parce que l'humanité est une, et que nous appartenons à une seule et même espèce. Parler d'universalité, se réclamer de la fraternité, c'est en fait simplement nous relier à notre origine commune, comme à notre communauté de destin, au-delà de ce qui peut nous distinguer. Au-delà du “tout-à-l'ego” qui semble, hélas, une caractéristique de notre époque.
L'œuvre de Montaigne ou, plus près de nous, celle d'Emmanuel Levinas sont des références immanquables sur le sujet. C'est aussi ce qu'affirme Antoine de Saint-Exupéry dans Pilote de guerre, lorsqu'il assure que “celui qui diffère de moi, loin de me léser, m'enrichit”.
Tout être humain est par nature mon égal quelles que soient ses particularités. Comme tel, puisqu'il est mon frère – ou ma sœur – en humanité, il a droit à mon attention, à ma considération et à mon soutien. Souvenons-nous de notre belle devise républicaine. Faisons-la vivre véritablement. Dans le monde agité, incertain, en quête de valeurs et de sens qui est le nôtre, il importe que chacun de nous travaille résolument à défendre une certaine idée du “vivre-ensemble”, fondé sur la liberté de chacun, l'égalité de tous, et la fraternité qui nous réunit au-delà de nos différences.