Qu'avons-nous pris le temps d'apprendre d'une crise qui a révélé, au-delà de la pandémie, des incertitudes, des peurs et des fragilités de nos sociétés exposées à des bouleversements systémiques, un besoin et une envie de démocratie qu'il serait imprudent de mépriser ?
Dans la phase d'un retour progressif et conditionnel à une certaine normalité de la vie publique, l'agenda des engagements annoncés par l'exécutif ne sera tenable que si le corps social est en mesure d'assumer ses responsabilités. Il s'avérait préférable (dans un contexte de dynamique vaccinale et d'environnement météorologique peu favorable à la diffusion du virus dès lors que les pratiques sociales s'extériorisent) d'opter pour une normalisation des activités au regard des conséquences préjudiciables du maintien de mesures sanitaires strictes.
Dans son entretien du 29 avril 2021 avec des journalistes de la presse quotidienne générale, le président de la République affirmait : “J'assume d'avoir fait des choix, mais ce ne sont pas des paris.” Comment décider, selon quelle méthode et en référence à quels critères, dans un contexte d'incertitudes et de risques ? Si “gouverner c'est prévoir”, à quelle doctrine adosser la prévisibilité lorsque l'impréparation à un phénomène de nature inédite ne permet pas le recours à une expertise avérée ? Lorsque les modélisations ne parviennent qu'à esquisser des tendances sous forme de courbes, la sagesse politique serait-elle de se risquer à refuser l'indécision, “quoi qu'il en coûte” ?
Les circonstances d'une crise sanitaire ont leur spécificité du fait de l'urgence, des contraintes de toute nature peu maîtrisables et des conséquences diffuses sur le devenir immédiat de la vie de la nation. Parer à l'immédiat sans disposer d'une visibilité de la réalité et des indicateurs nécessaires à une première compréhension des enjeux, c'est tenter de concilier de manière provisoire l'impératif d'agir avec une prise de risque mesurée. L'exercice n'est acceptable que sur une période transitoire, le temps de pouvoir disposer de données utiles et d'avoir mis en place un dispositif décisionnel bénéficiant des compétences requises. Si l'expertise s'avère indispensable dans le cadre d'instances dédiées, en démocratie l'arbitrage doit intégrer les composantes du débat pluraliste qui s'exprime notamment dans l'enceinte du Parlement. Aucune justification ne peut être opposée au besoin d'établir dans la transparence et avec loyauté un rapport de confiance entre la société civile et ceux qui gouvernent. Les dilemmes auxquels confronte une pandémie contraignent à délibérer dans l'incertitude et sans être assuré que le choix sera compris et accepté. La loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de Covid-19 fixe des règles strictes qui limitent le champ d'initiative des personnes “aux seules fins de garantir la santé publique1”. Ce qui a été concédé à l'exécutif en début de crise à la puissance publique lui est refusé aujourd'hui.
La saturation sociale qui s'exprime désormais dans le refus d'obtempérer aux prescriptions interprété comme un “phénomène de relâchement”, tient à la fois au mode de gouvernance et aux contraintes décidées souvent sans concertation et sans juste appréciation de la spécificité des situations. L'inquiétude s'exprime d'avoir abandonné à l'État un pouvoir sur notre destinée qui pourrait ne pas nous être restitué. Le caractère rétrospectivement disproportionné de mesures discrétionnaires décrétées dans l'exercice d'un pouvoir réfractaire aux considérations et points de vue réticents à ses arbitrages, l'a affaibli au point d'être incapable de soutenir plus longtemps un rigorisme démesuré.
Est-ce restaurer un espace de libertés publiques dès lors que prendre un café sur une terrasse n'est qu'une très faible représentation de ce que signifie la liberté ? Ne doit-on pas craindre un “retour à la normale” bien différent d'un retour avec l'esprit de la vie démocratique, dès lors que l'on privilégie les symboles sur les décisions conséquentes, et que les priorités proclamées sont davantage l'accès aux spectacles, l'organisation de vacances estivales, une certaine désinvolture qu'une approche concertée du réel et d'un “après-crise” peu engageant ? L'incapacité à avoir pu anticiper – comme ce fut l'explication apportée aux incohérences de gouvernance pendant de longs mois – ne pourra pas être invoquée pour justifier l'insouciance entretenue comme mode de mise à distance de la société des échéances inévitables qui concernent pourtant notre avenir.
En fait, qu'entend-on par l'invocation du “retour à la normale”, dès lors qu'aucune initiative n'a permis un retour d'expérience, et donc une approche concertée et critique de l'anormalité que nous avons vécue et partagée ? Sommes-nous assurés d'être en accord sur l'essentiel dès lors que depuis des mois nous avons accepté des transgressions, au point de ne plus être convaincus des valeurs que nous partagerions ?
Plutôt que de “retrouver une liberté” évoquée de manière bien illusoire dans les représentations qu'en donne le dernier spot de communication de l'Élysée2, n'avons-nous pas à repenser ensemble la hiérarchie de nos priorités et de nos obligations ? N'est-ce pas ainsi que l'on reconquiert un espace de liberté, dans la dignité d'un exercice exigeant de démocratie ? Sans restaurer l'esprit de confiance et le souci du bien commun, peut-on envisager sérieusement un renouveau de notre vie démocratique indispensable pour comprendre et assumer les conséquences humaines et sociales de la crise ? Il n'y aura pas de “retour à la normale” sans concertation démocratique et délibération publique portant sur un projet de société. Au risque du choix d'un agenda hasardeux mais contraint s'ajouterait celui d'un risque de déni démocratique que nous ne pouvons pas nous permettre.
1 Loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de Covid-19, art. L. 3131-14. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000041746313/
2 Nous retrouver. 2 mai 2021, https://www.youtube.com/watch?v=uGbNvUDABQ4