Le cancer du sein est le cancer le plus fréquent chez la femme, avec, en France métropolitaine en 2017, 58 968 nouveaux cas estimés et 11 883 décès [1].
Une hormonothérapie est fréquemment prescrite en cas de cancer du sein hormonodépendant : il s'agit le plus souvent d'un traitement par inhibiteur de l'aromatase (IA) (anastrozole, létrozole ou exémestane) chez la femme ménopausée, et, chez la femme non ménopausée au moment du diagnostic du cancer du sein, d'un traitement par tamoxifène, ou d'un IA en association avec un analogue de la LH-RH pour bloquer la sécrétion ovarienne. Ces traitements hormonomodulateurs ont modifié le pronostic de cette affection chez la femme mais, en raison de leur mécanisme d'action, ils peuvent être à l'origine d'effets délétères osseux nécessitant un effort de prévention.
Ces traitements sont en effet à l'origine d'une ménopause précoce chez les femmes non ménopausées et majorent la baisse des estrogènes chez les femmes ménopausées ; ils peuvent ainsi être responsables d'une diminution de la densité minérale osseuse (DMO) et d'une augmentation du risque de fractures. D'autres facteurs peuvent également aggraver la perte osseuse chez ces patientes : une corticothérapie, l'immobilisation, des carences en calcium et en vitamine D susceptibles d'entraîner une hyperparathyroïdie secondaire ; ces patientes peuvent présenter d'autres facteurs de risque de fractures ostéoporotiques par ailleurs.
Conséquences osseuses des inhibiteurs de l'aromatase
Les IA empêchent la conversion des androgènes circulants en estrogènes dans les tissus périphériques.
Les effets osseux des IA ont été initialement rapportés comme effets indésirables dans les grands essais randomisés ayant évalué l'efficacité de l'anastrozole, du létrozole et de l'exémestane, le plus souvent par comparaison avec le tamoxifène, puis ont été analysés dans des sous-groupes de ces essais [2].
La plupart des études ont rapporté une augmentation du risque de fractures lors d'un traitement par IA par rapport au tamoxifène. Il faut noter que les fractures vertébrales ont pu être sous-estimées, en l'absence de radiographies systématiques du rachis.
Ainsi, dans l'étude ATAC, le nombre de fractures rapporté était plus important dans le groupe des patientes traitées par anastrozole qu'avec le tamoxifène (11 versus 8 % ; p < 0,0001) après une médiane de suivi de 68 mois [3]. Les données de 2 études prospectives multicentriques randomisées ouvertes (études ABCSG et ARNO 95) dans lesquelles, après 2 ou 3 ans de tamoxifène, les patientes recevaient l'anastrozole ou poursuivaient le tamoxifène pendant 3 ou 2 ans supplémentaires montrent également un taux de fractures plus important avec l'anastrozole [4].
L'étude BIG 1-98 a montré, sur une médiane de suivi de 25,8 mois, une augmentation du nombre de fractures cliniques (5,7 %) avec le létrozole par rapport au tamoxifène (4,0 %) (p < 0,001) [5]. L'analyse des 4 932 femmes ayant eu 5 ans d'un traitement continu par létrozole ou tamoxifène dans l'étude BIG 1-98 [6] confirme l'augmentation du nombre de fractures dans le groupe létrozole.
Une augmentation du nombre de fractures est également retrouvée avec l'exémestane par rapport au tamoxifène (étude IES), avec, lors d'une exposition moyenne à l'exémestane de 30 mois, un nombre de fractures de 4,3 %, contre 3,1 % avec le tamoxifène (p = 0,03) [7].
Dans une méta-analyse menée à partir de 7 études sur 30 023 patientes recevant l'un des 3 IA, rapportée par E. Amir et al. en 2011 [8], un traitement par IA est associé à une augmentation du risque de fractures par rapport au tamoxifène (OR = 1,47 ; IC95 : 1,34-1,61 ; p < 0,001).
L'étude ABCSG-18 est une étude prospective, randomisée en double aveugle de phase III menée chez 3 420 patientes ayant un cancer du sein non métastatique traitées par IA et recevant une injection sous-cutanée de dénosumab (60 mg) ou de placebo tous les 6 mois [9] ; à 36 et 84 mois, respectivement 9,6 et 26,2 % des patientes ayant reçu le placebo avaient eu une fracture.
L'évolution de la DMO a été analysée le plus souvent à 1 et 2 ans.
Avec l'anastrozole, dans un sous-protocole de l'étude ATAC, une diminution de la DMO lombaire à 12 et 24 mois de 2,2 et 3,9 %, respectivement, a été notée, et une diminution de la DMO à la hanche totale de 1,5 et 3,9 %, significative par rapport au tamoxifène [10]. Un sous-protocole de l'étude MA‑17 a montré qu'à 24 mois, il existe, avec le létrozole, une diminution de la DMO lombaire (−5,35 %, versus −0,70 % avec le placebo ; p = 0,008) et fémorale (−3,6 versus −0,71 % ; p = 0,044) [11]. La diminution de la DMO avec l'exémestane à 12 mois et 24 mois était, respectivement, de 2,6 et 3,5 % au niveau lombaire et de 1,3 à 3,3 % à la hanche totale dans l'étude TEAM, significative par rapport au tamoxifène [12].
Il existe des données à 5 ans avec l'anastrozole [10] montrant une perte osseuse de 6,1 % au niveau lombaire et 7,2 % à la hanche ; chez les patients témoins, un gain de DMO de 1,35 % au niveau lombaire et une diminution de la DMO de 2,8 % à la hanche étaient notés. Il existe cependant un ralentissement de la perte osseuse observée avec l'anastrozole au rachis lombaire entre la 2e et la 5e année, par rapport à la perte osseuse observée les 2 premières années.
Une récupération partielle de la perte osseuse lombaire et l'absence de perte osseuse supplémentaire à la hanche sont observées pendant 2 ans après l'arrêt de l'anastrozole, soit un suivi total de 5 à 7 ans [13].
Il faut noter qu'aucune des patientes ayant une DMO normale initialement (T-score > −1) et ayant reçu l'anastrozole n'était devenue ostéoporotique (T-score < −2,5) à 5 ans.
Il existe peu de données comparant la perte osseuse de ces 3 IA ; il n'a pas été montré de différence significative de perte osseuse entre anastrozole et exémestane [14].
Dans l'étude de B. Bouvard et al. [15] menée chez 267 patientes traitées par l'un des 3 IA, sans ostéoporose initiale, il y a à 3 ans une perte osseuse significative au rachis lombaire (−3,5 % ; p < 0,01), au col fémoral (−2 % ; p < 0,01) et à la hanche totale (−2,1 % ; p < 0,01), et 15 de ces patientes (soit 5,6 %) sont devenues ostéoporotiques (T-score < −2,5). Quinze patientes également (soit 5,6 %) ont présenté au moins 1 nouvelle fracture (total : 24 fractures) ; la DMO initiale au rachis lombaire était plus basse chez ces patientes.
Évaluation du risque de fracture chez les patientes ayant un traitement par inhibiteur de l'aromatase
Il existe donc une augmentation de la perte osseuse et des fractures chez les patientes ménopausées recevant un IA, et il est donc nécessaire d'identifier les patientes à risque de fractures ostéoporotiques dès l'instauration d'un tel traitement et de les prendre en charge.
Il est important, chez les femmes commençant un traitement par IA :
- de rechercher un antécédent personnel de fracture de faible traumatisme, facteur de risque de nouvelle fracture, tout particulièrement en cas de fracture récente. Les fractures vertébrales peuvent être peu symptomatiques et sont souvent sous-estimées ; il est nécessaire de mesurer leur taille, et de réaliser des radiographies ou un examen par VFA (vertebral fracture assessment) en cas de perte de taille ≥ 4 cm par rapport à la taille à 20 ans ou ≥ 2 cm au cours du suivi, ou en cas de douleurs rachidiennes. Il faut noter que des douleurs rachidiennes peuvent être le témoin de fractures vertébrales métastatiques chez ces patientes ayant un cancer du sein, mais peuvent également être liées à des fractures ostéoporotiques ;
- d'évaluer les autres facteurs de risque de fractures ostéoporotiques (tableau) [16] ;
- d'évaluer le risque de chutes. Les facteurs de risque de chutes sont des facteurs déterminants dans la survenue des fractures chez les sujets âgés, qu'il s'agisse de troubles locomoteurs ou neuromusculaires, d'une baisse de l'acuité visuelle, de la prise de psychotropes ou d'une polymédication, de facteurs environnementaux, etc. Il est utile de noter les antécédents de chute dans l'année précédente ou, en l'absence de chute, d'effectuer des tests simples tels que le get up and go test, le test de l'appui unipodal, le test de la poussée sternale ;
- de réaliser un examen ostéodensitométrique ;
- d'évaluer si nécessaire le risque absolu de fractures à 10 ans par le calcul du score FRAX®. L'outil FRAX® a été validé à partir de populations de femmes ménopausées ; il a récemment été étudié plus spécifiquement chez les femmes recevant un traitement par IA [17] dans une étude de cohorte, qui a montré qu'il permettait également d'évaluer le risque de fractures dans cette population.
Le calcul du FRAX® n'est pas utile chez les patientes pour lesquelles l'indication d'un traitement antiostéoporotique est évidente. En France, le seuil d'intervention choisi est fonction de l'âge [18].
Recommandations
Des recommandations françaises pour la prise en charge des patientes ayant un traitement adjuvant pour un cancer du sein, tenant compte des indications et remboursements actuels des traitements en France, viennent d'être publiées [16]. Ces recommandations sont résumées dans la figure.
Mesures préconisées
- L'éviction des facteurs de risque de fractures ostéoporotiques lorsque cela est possible (tels que tabac, alcool, etc.) ;
- la prévention des chutes ;
- la correction d'une carence alimentaire en calcium (à évaluer par une enquête alimentaire ; il existe des autoquestionnaires en ligne (grio.org) ; les apports en calcium recommandés sont de 800 à 1 200 mg/j. Il est préférable de conseiller d'augmenter les apports alimentaires en calcium si nécessaire ; une supplémentation médicamenteuse en calcium n'est pas conseillée sans avoir au préalable évalué les apports calciques alimentaires ;
- la correction d'une carence ou insuffisance vitaminique D. Il est recommandé de mesurer la concentration sérique de 25(OH)-vitamine D pour adapter le schéma de supplémentation en vitamine D (afin d'atteindre un seuil optimal de 30 ng/mL ou 75 nmol/L) et de répéter 1 fois au cours du suivi ce dosage pour adapter si nécessaire le schéma d'entretien (surtout dans les cas d'IMC élevé, qui nécessitent souvent une supplémentation plus importante) ;
- la réalisation d'un bilan biologique pour exclure une autre cause d'ostéopathie fragilisante et une contre-indication du traitement antiostéoporotique si celui-ci est nécessaire. Ce bilan biologique de première intention comporte en général : NFS, VS ou CRP, calcémie, phosphorémie, créatinine, phosphatases alcalines, électrophorèse des protéines sériques, parathormone, 25(OH)-vitamine D.
Traitement antiostéoporotique
Un traitement antiostéoporotique est proposé en cas :
- d'antécédent personnel de fracture sévère de faible traumatisme ;
- de T-score ≤ –2,5 au niveau lombaire ou fémoral en l'absence de fracture sévère ;
- de T-score entre −1 et −2,5 lorsque le FRAX® est augmenté (supérieur au risque calculé des femmes de même âge ayant déjà fait une fracture).
Un traitement par bisphosphonate sera alors prescrit en première intention. Il peut être prescrit par voie orale (risédronate ou alendronate) ou en perfusion (acide zolédronique).
Les données de la littérature concernant l'utilisation des bisphosphonates oraux chez les patientes traitées par IA sont plus nombreuses avec le risédronate 35 mg hebdomadaire et ont montré une prévention de la perte osseuse ou un gain de masse osseuse [19-22].
Le traitement par acide zolédronique a été étudié chez ces patientes surtout à la dose de 4 mg tous les 6 mois [23-28], qui a montré un gain de DMO significatif ; dans les études Z-FAST, ZO-FAST, E‑ZO‑FAST, ce traitement était instauré soit d'emblée dès l'instauration du létrozole, soit de façon différée quand les patientes présentaient une fracture ou une diminution de la DMO avec un T-score < −2 au cours du suivi ; le bénéfice sur la DMO était plus important en cas de traitement immédiat.
Le schéma de traitement comportant acide zolédronique 4 mg tous les 6 mois est cependant hors AMM en France dans cette indication et non remboursé, et il est proposé d'utiliser l'acide zolédronique 5 mg en perfusion annuelle comme au cours de l'ostéoporose postménopausique.
Il existe également des données concernant l'utilisation du dénosumab (en injections sous-cutanées de 60 mg tous les 6 mois), avec un gain de DMO lombaire et fémorale à 24 mois par rapport au placebo. Un effet antifracturaire a également été montré [9]. Il n'existe cependant pas d'étude à long terme dans cette population après l'arrêt de ce traitement, et il ne sera discuté qu'en deuxième intention, avec un relais par bisphosphonate à l'arrêt du traitement pour éviter un rebond de résorption. La survenue de fractures vertébrales à l'arrêt du dénosumab a en effet été rapportée dans quelques cas [29], comme chez les femmes ayant une ostéoporose postménopausique.
Il n'est pas recommandé d'utiliser le tériparatide. Ce traitement est contre-indiqué en cas d'antécédent d'irradiation, et, d'autre part, ce traitement anabolique ne sera pas utilisé par prudence en raison de son effet sur les cellules tumorales.
Tolérance des traitements inhibiteurs de la résorption
Il faut souligner que le risque d'ostéonécrose des maxillaires est très faible lors d'un traitement par inhibiteur de la résorption prescrit dans le cadre de l'ostéoporose, mais ceci nécessite un suivi buccodentaire régulier. La survenue d'une fracture fémorale atypique est également très rare, mais doit être évoquée chez une patiente se plaignant de douleurs de l'aine ou de la cuisse. Ces effets indésirables augmentent avec la durée du traitement.
Les patients doivent également être prévenus de la possible survenue d'une uvéite avec un traitement par bisphosphonate, d'une hypocalcémie avec un traitement par dénosumab.
Effet oncologique des traitements antirésorptifs utilisés en adjuvant dans le cancer du sein
Dans les recommandations françaises, nous n'avons pas souhaité dans l'immédiat aborder l'effet oncologique des traitements antirésorptifs en adjuvant dans le cancer du sein et avons considéré seulement la prise en charge de la perte osseuse [16].
Il faut cependant noter qu'un bénéfice oncologique est rapporté avec l'utilisation des bisphosphonates prescrits chez les femmes ménopausées pour la prévention de la perte osseuse, comme cela a été montré dans une méta-analyse [30] avec une moindre fréquence de rechute métastatique osseuse et une augmentation de la survie globale. Certains auteurs préconisent la prescription de bisphosphonates chez les patientes ménopausées ayant un cancer du sein à risque élevé de rechute [31].
En ce qui concerne le dénosumab, dans l'étude ABCSG-18, en plus de l'effet sur l'incidence des fractures et sur l'évolution de la DMO, l'étude de la survie sans rechute, sans métastases osseuses et la survie globale était un des objectifs secondaires [9]. Il a été retrouvé, après un suivi médian de 73 mois, une amélioration significative de la survie sans rechute chez les patientes traitées par IA et recevant un traitement par dénosumab (60 mg tous les 6 mois) par rapport au placebo (HR = 0,82 ; IC95 : 0,69‑0,98) [32]. Les résultats préliminaires de l'étude D-CARE n'ont cependant pas retrouvé d'effet du dénosumab (120 mg toutes les 3-4 semaines pendant 6 mois puis tous les 3 mois) sur la survie sans métastases osseuses, la survie sans rechute et la survie globale [33].
Suivi des patientes
Le suivi de ces patientes permettra :
- de s'assurer de la tolérance et de l'observance du traitement, et du suivi buccodentaire ;
- de rechercher de nouveaux facteurs de risque de fractures, de mesurer la taille régulièrement (au moins 1 fois par an) ;
- de demander une mesure de la DMO à la fin d'une séquence de traitement (évaluation après 2 ou 3 ans de traitement ; ou, en l'absence de traitement, à une date tenant compte de la DMO initiale et des facteurs de risque) ;
- de discuter l'arrêt du traitement antiostéoporotique après une première séquence de traitement s'il n'y a pas de fracture de faible traumatisme sous traitement, pas de nouveaux facteurs de risque, pas de diminution de la DMO > 0,03 g/cm2 au rachis ou à la hanche, si le T-score fémoral est au moins égal à −2,5 en fin de traitement en cas de fracture sévère.
Le recours à un spécialiste des pathologies osseuses est recommandé initialement en cas d'antécédent de fracture sévère, lorsque la décision de traitement est difficile (T-score proche de −2,5 ; fracture sévère et T-score > −1, antécédent de fracture non sévère, perte osseuse rapide au début du traitement, etc.) ou au cours du suivi en cas de perte osseuse significative ou de fracture survenant avec un traitement antiostéoporotique.
Conclusion
Les patientes traitées pour un cancer du sein peuvent présenter une perte osseuse en raison de thérapeutiques adjuvantes du cancer du sein telles que les IA.
Il est important d'évaluer le risque fracturaire et de prendre en charge ces patientes pour prévenir ces complications osseuses non métastatiques, en collaboration avec les oncologues.
Des recommandations françaises concernant les stratégies thérapeutiques pour la prévention et le traitement de l'ostéoporose induite par les traitements adjuvants du cancer du sein viennent d'être publiées, qui préconisent chez ces patientes une évaluation osseuse et la prévention des facteurs de risque de perte osseuse ; la décision d'un traitement antiostéoporotique dépend de l'existence de fractures par fragilité osseuse, de facteurs de risque associés, des résultats de la mesure de la DMO.■