Les inhibiteurs de Janus kinases (JAKi) sont récemment venus s'ajouter à l'arsenal thérapeutique des rhumatismes inflammatoires chroniques. Les données de la littérature indiquent que le risque absolu d'événements indésirables est globalement comparable entre les JAKi et les autres classes de traitements biologiques. Il existe cependant des profils de risque spécifiques aux JAKi : risque accru de zona, élévation du taux de lipides sanguins et cytopénies. Des inquiétudes ont également émergé autour d'une possible augmentation du risque thromboembolique (TE) veineux et artériel, ainsi que des cancers sous tofacitinib dans l'étude ORAL Surveillance [1]. Des premières données de pratique courante suggèrent également un risque TE veineux et artériel plus élevé sous baricitinib.
Qu'est-ce que l'étude ORAL Surveillance ?
ORAL Surveillance est une large étude randomisée de phase IIIB/IV, mondiale, réalisée entre 2014 et 2021, ouverte, multicentrique, de non-infériorité, comparant la tolérance du tofacitinib (5 ou 10 mg × 2/j) aux anti-TNFα (adalimumab aux États-Unis, étanercept dans le reste du monde) au sein d'une population de patients de plus de 50 ans traités pour une polyarthrite rhumatoïde (PR), en réponse inadéquate au méthotrexate, et présentant au moins 1 facteur de risque cardiovasculaire supplémentaire [1]. Un total de 4 362 patients a été inclus, dont 3 410 (78,2 %) femmes ; l'âge moyen était de 61 ± 7 ans (31 % des patients avaient plus de 65 ans), la durée moyenne de la maladie était de 10 ± 9 ans. La population de l'étude était à très haut risque cardiovasculaire (48 % de patients fumeurs ou anciens fumeurs, 66 % atteints d'hypertension artérielle, 17 % de diabète et 11 % de maladie coronarienne). Il est à noter que 37 % des patients avaient des complications extra-articulaires.
Quels sont les principaux résultats de cette étude ?
- Un nombre plus élevé d'événements cardiovasculaires majeurs sous tofacitinib comparé aux anti-TNFα (3,4 % (98/2 911) versus 2,5 % (37/1 451)), avec une non-infériorité non atteinte. À l'inclusion, un âge supérieur à 65 ans, le sexe masculin, le tabagisme (actif ou ancien) et la prise d'aspirine étaient les facteurs indépendamment associés à la survenue d'un accident cardiovasculaire majeur dans les différents groupes de traitement.
- Une augmentation de l'incidence des accidents TE veineux graves sous tofacitinib comparé aux anti-TNFα (1,8 % (51/2 911) versus 0,7 % (10/1 451)), en particulier de l'embolie pulmonaire, dont certains d'issue fatale, avec un effet dose (34/1 456 (2,3 %) dans le groupe 10 mg × 2/j, versus 17/1 455 (1,2 %) dans le groupe 5 mg × 2/j).
- Un nombre plus élevé de tumeurs malignes chez les patients traités par tofacitinib, comparativement aux patients traités par anti-TNFα (4,2 % (122/1 911) versus 2,9 % (42/1 451)), avec une non-infériorité non atteinte (borne supérieure de l'intervalle de confiance > 1,8). L'analyse des types de cancer a révélé un sur-risque de cancer du poumon et de lymphome. Des taux plus élevés de tumeurs malignes, et notamment du cancer du poumon, ont été observés chez les patients tabagiques (actifs ou sevrés) lorsqu'ils avaient plus de 65 ans et qu'ils étaient traités par tofacitinib.
- Une incidence plus élevée des infections opportunistes, dont le zona, et des cancers cutanés non mélaniques dans le groupe tofacitinib par rapport aux anti-TNFα.
Quels sont les points importants à considérer pour bien interpréter ces résultats ?
- La spécificité de la population de l'étude : il s'agit en effet d'une population atteinte de PR majoritairement américaine, âgée, et présentant des comorbidités. Il n'est donc pas possible d'extrapoler ces résultats à l'ensemble de la population atteinte de PR ou à des patients souffrant d'autres rhumatismes inflammatoires chroniques.
- Le comparateur est un traitement actif : le tofacitinib n'était pas comparé à un placebo mais aux anti-TNFα, dont des effets bénéfiques ont été montrés sur le risque cardiovasculaire [2] et TE veineux [3].
- La faible différence des taux d'incidence entre les groupes : le taux de risque était par exemple de 1,33 pour les événements cardiovasculaires majeurs sous tofacitinib par rapport aux anti-TNFα, alors qu'il varie de 3 à 6 chez les patients à risque cardiovasculaire dans la population générale [4].
- Certains risques étaient dose-dépendants, notamment le risque TE veineux, qui est survenu significativement plus fréquemment dans le groupe tofacitinib 10 mg × 2/j, dose non autorisée en rhumatologie, par rapport au groupe tofacitinib 5 mg × 2/j et au groupe anti-TNFα.
- L'importance de l'âge (> 65 ans) et du tabagisme, associés au risque TE artériel, veineux et néoplasique plus élevé sous tofacitinib que sous traitement par anti‑TNFα.
Il faut également noter que cette étude a certaines limites : il s'agit d'une étude ouverte qui s'est déroulée sur une période de 6 ans, avec une puissance insuffisante pour comparer les groupes tofacitinib 10 mg × 2/j et 5 mg × 2/j au groupe anti‑TNFα. Enfin, 2 anti‑TNFα différents ont été utilisés (adalimumab aux États‑Unis et étanercept dans le reste du monde).
Ces résultats ont-ils été confirmés dans d'autres études ?
Deux études observationnelles portant sur les bases de données américaines ont apporté des données complémentaires sur la survenue d'événements TE sous tofacitinib, comparé aux anti-TNFα [5]. L'étude STAR‑RA, fondée sur les données de registres américains Optum® (2012-2020), IBM® MarketScan® (2012-2018), et Medicare (2012-2017), a cherché à aborder la même question dans des conditions réelles d'utilisation et non plus dans un essai thérapeutique. Le critère de jugement principal était la survenue d'un événement cardiovasculaire (infarctus du myocarde ou AVC). Deux cohortes ont été créées pour évaluer le risque : la 1re incluait tous les sujets traités pour une PR (cohorte DVR, données de vie réelle) et la 2e reprenait des conditions d'inclusion et d'exclusion semblables à celles d'ORAL Surveillance (cohorte ERC, essai randomisé contrôlé). Parmi les 102 263 patients inclus dans la cohorte DVR, 12 852 sujets étaient traités par tofacitinib ; il n'y avait pas, dans cette population, d'association significative entre l'exposition au tofacitinib et la survenue d'un événement cardiovasculaire, comparé aux anti-TNFα.
Dans la population ERC, le HR de survenue d'un événement cardiovasculaire était légèrement plus élevé, sans atteindre la significativité. Une étude sur le risque TE veineux effectuée sur ces mêmes bases de données comparant le tofacitinib aux anti-TNFα a montré des résultats similaires, avec une absence de sur-risque d'événement TE veineux dans le groupe tofacitinib [6].
Ces événements sont-ils observés avec d'autres JAKi ?
L'augmentation du risque TE artériel et veineux semble pouvoir être étendu au baricitinib dans le même type de population à risque. Une étude à partir du Système national des données de santé (SNDS) a évalué le risque TE artériel et veineux des JAKi en pratique courante (A. Gouverneur et al., EULAR 2021, POS0225). Les patients, pris comme leurs propres témoins, étaient traités par baricitinib ou tofacitinib pour une PR, un rhumatisme psoriasique ou une maladie inflammatoire chronique intestinale. Le critère de jugement était la survenue d'un accident TE veineux ou artériel entre le 1er novembre 2017 et le 30 juin 2019. Parmi les 5 962 patients traités par JAKi identifiés dans le SNDS, 92 (âge moyen : 66 ans) ont eu un accident TE veineux ou artériel. Avant la survenue de l'événement, 60 recevaient du baricitinib, 30 du tofacitinib et 2 avaient reçu les 2 traitements. Comparés aux 5 870 patients sous JAKi sans événement TE, ces 92 patients étaient plus âgés, avec une surreprésentation d'hommes (35 versus 23 %), et avaient plus de comorbidités cardiovasculaires, ce qui pourrait expliquer la survenue d'événements TE dans la période de préexposition au JAKi (7 jours avant l'exposition). La durée médiane entre l'instauration du JAKi et les événements TE veineux était de 4,6 mois, et de 6,1 mois pour les événements TE artériels. Par rapport à la période d'observation sans traitement, le risque d'événement TE veineux et le risque d'événement TE artériel étaient respectivement 8 et 9 fois plus élevés pendant la période d'exposition au traitement, avec un risque maintenu dans les 30 jours suivant l'arrêt du traitement. Ce sur-risque TE constaté avec le baricitinib et le tofacitinib était favorisé par la présence de facteurs de risque TE, tels qu'un âge plus élevé et la présence de comorbidités cardiovasculaires, comme observé dans l'étude ORAL Surveillance. Ce risque TE veineux sous baricitinib ou tofacitinib a été également suggéré par l'analyse de la base de données FAERS (FDA's Adverse Event Reporting System) [7]. Nous ne disposons pas à l'heure actuelle de données sur les néoplasies avec le baricitinib. Une étude randomisée contrôlée avec un design semblable à celui d'ORAL Surveillance est en cours avec le baricitinib (NCT04086745), mais les résultats ne seront pas disponibles avant 2 à 3 ans.
À la différence du baricitinib et du tofacitinib, JAKi non sélectifs, il n'existe pas encore de données de vie réelle concernant l'upadacitinib et le filgotinib, présentés comme sélectifs de JAK1. Bien que cette sélectivité JAK1 soit relative et dépende de multiples facteurs, elle pourrait modifier le profil de tolérance de ces JAKi [8]. Les informations sur la tolérance de ces molécules proviennent pour le moment d'ERC n'ayant pas mis en évidence de signal inquiétant. Il faudra plusieurs années avant que les données de surveillance
post-commercialisation des registres soient disponibles et permettent d'obtenir des données de vie réelle avec ces molécules.
Quelles ont été les conséquences des résultats de l'étude ORAL Surveillance ?
Des recommandations en provenance de la FDA et de l'EMA ont été publiées à la suite de cette large étude de tolérance. Contrairement au tofacitinib, la tolérance des autres JAKi n'a pas été étudiée dans de larges études cliniques. Cependant, compte tenu de leur mécanisme d'action similaire, la FDA considère que les autres JAKi disponibles aux États-Unis (baricitinib et upadacitinib) ont des risques comparables.
Selon les recommandations de l'EMA, le tofacitinib ne doit pas être utilisé chez les patients de plus de 65 ans, tabagiques (actifs ou sevrés), ayant des facteurs de risque cardiovasculaire ou de néoplasie, sauf en l'absence d'alternative thérapeutique. Le PRAC (Pharmacovigilance Risk Assessment Committee) de l'EMA a notamment lancé en février 2022 une procédure d'évaluation du rapport bénéfice/risque des JAKi (toutes molécules et toutes indications confondues). Cette procédure a pour but de déterminer si les risques TE artériels ou veineux et néoplasiques identifiés dans certaines études cliniques sont réels et retrouvés avec l'ensemble des JAKi autorisés en Europe.
Quels sont les effets sur nos pratiques ?
La publication des résultats d'ORAL Surveillance et les actions menées par la FDA et l'EMA nous interrogent sur la possibilité de nous passer de la classe des JAKi dans le traitement des maladies inflammatoires chroniques. On peut en effet difficilement ignorer une classe thérapeutique qui possède de nombreux avantages : forme orale, plusieurs dosages disponibles, demi-vie rapide, rapidité d'action, absence d'immunogénicité, efficacité en monothérapie, épargne cortisonique [9]. De plus, laisser une maladie réfractaire évoluer faute d'action thérapeutique pourrait s'avérer très délétère, l'inflammation étant elle-même associée à un risque accru d'événement cardiovasculaire, de maladie TE artérielle et veineuse, ainsi que de néoplasie [10]. Il est par ailleurs risqué de recourir à une corticothérapie prolongée à dose élevée, puisque celle-ci est également associée à de multiples complications. Il ne faut pas perdre de vue notre objectif premier, qui est de contrôler l'activité inflammatoire et systémique de la PR et des autres maladies inflammatoires.
En outre, ignorer la classe des JAKi pourrait conduire à une absence d'alternative thérapeutique dans d'autres maladies inflammatoires, pourtant non concernées par l'étude ORAL Surveillance, dans lesquelles l'arsenal thérapeutique est moindre que dans la PR (spondyloarthrites, maladies inflammatoires dermatologiques).
Il semble cependant logique d'appliquer un principe de précaution “de classe” sur la prescription des JAKi dans la PR au sein des populations à risque. Certains facteurs doivent en effet être pris en compte de manière rigoureuse avant d'envisager leur prescription, notamment l'âge du patient, le tabagisme, les facteurs de risque TE veineux et artériels et le risque de néoplasie. L'existence d'alternatives thérapeutiques doit également être considérée dans ces populations à risque. Il est donc important de se concentrer sur la stratification des risques lors de l'adaptation de la thérapie et de bien partager la décision avec le patient.
Il semble difficile de mener une étude du type ORAL Surveillance avec les nouveaux JAKi, ce qui souligne l'importance des registres, en particulier le registre MAJIK de la Société française de rhumatologie (majik@rhumatologie.asso.fr), qui a pour objectif de collecter des données cliniques et biologiques en pratique courante pour les patients sous JAKi, quelle que soit l'indication rhumatologique dans le cadre de l'AMM. Les nouvelles indications rhumatologiques dans la spondyloarthrite axiale, et dermatologiques dans des populations plus jeunes et moins comorbides, pourraient également nous permettre d'identifier si ces alertes sont préférentiellement liées au terrain du patient ou au médicament.