Les rhumatologues ont une grande expérience des traitements ciblés (biologiques et synthétiques) dans les rhumatismes inflammatoires chroniques (RIC), mais leur prescription dans un contexte de cancer récent est une situation peu confortable. Historiquement, un antécédent de cancer de moins de 5 ans constitue un critère de non-inclusion dans les essais cliniques et c'est ce seuil qui est resté dans la pratique clinique quotidienne. Cela vient de l'oncologie car, après 5 ans, les patients sont généralement considérés comme guéris et le suivi oncologique prend fin. En réalité, une réflexion au cas par cas s'impose, et les nouvelles approches thérapeutiques en oncologie vont aussi challenger nos prescriptions de thérapies ciblées dans ce contexte. Trois situations se présentent.
La reprise d'un traitement ciblé après la prise en charge d'un cancer
La thérapie ciblée prescrite pour un RIC est habituellement suspendue lorsqu'un cancer est diagnostiqué. Plusieurs raisons sous-tendent cet arrêt : des doutes sur une possible diminution de l'immunité antitumorale, l'organisation d'une prise en charge chirurgicale ou la mise en route d'une chimiothérapie (immunosuppressive) qui, la plupart du temps, permet le contrôle du RIC, d'autant plus qu'une corticothérapie lui est souvent associée. C'est après la prise en charge spécifique oncologique, avec un délai variable, que le RIC peut redevenir actif et que se pose la question de la reprise de la thérapie ciblée : peut-on reprendre la thérapie ciblée qui était efficace, mais sous laquelle le cancer est apparu, ou faut-il changer de classe thérapeutique ? Peu de données sont disponibles pour répondre clairement à cette interrogation. Certaines situations sont plus faciles que d'autres : par exemple, l'exérèse complète d'un cancer cutané non mélanique autorise en général la reprise de la thérapie ciblée sans délai. Un lymphome pousse à considérer avec prudence la reprise d'un anti-TNF et conduira à privilégier le rituximab en cas de polyarthrite rhumatoïde (PR), ou une autre classe thérapeutique pour les autres RIC, en concertation avec l'hématologue. De la même façon, les cancers avec de possibles micrométastases font temporiser la reprise d'un anti-TNF… Mais quid des autres thérapies ciblées ? Là encore, c'est souvent le rituximab qui sera envisagé dans un contexte de PR, et nous avons peu de données avec les autres agents biologiques. À la suite des éléments de l'étude ORAL Surveillance [1], et en attendant plus de données sur cette classe thérapeutique, la poursuite ou la reprise d'un inhibiteur de JAK après un antécédent de cancer doit d'abord inciter à considérer les autres options thérapeutiques, comme cela a été souligné par la FDA, l'EMA et les dernières recommandations EULAR présentées lors du congrès de juin 2022 [2].
La primo-prescription d'une thérapie ciblée après un cancer récent
Le diagnostic de RIC nécessitant une thérapie ciblée peu de temps après la prise en charge d'un cancer rejoint la problématique précédente, à la seule différence que le patient est sans expérience d'une thérapie ciblée et donc quelquefois plus inquiet vis-à-vis de ce nouveau traitement. Y a-t-il une thérapie ciblée à privilégier dans ce contexte ?
Quelques études, surtout des données de registre, ne montrent pas de sur-risque de récidive de cancer, mais avec une médiane entre l'antécédent de cancer et le traitement par thérapie ciblée d'au moins 5 ans (tableau). Une méta-analyse récente confirme ces données rassurantes et conforte sur la bonne sélection des patients avec antécédent de cancer pour l'instauration d'une thérapie ciblée, tout en soulignant que peu de données sont disponibles avec des cancers plus récents et avec des agents biologiques autres que les anti-TNF, puisque ce sont les premiers utilisés [3]. Le choix d'un inhibiteur de JAK après la survenue d'un cancer n'est à considérer qu'en l'absence d'autres options.
Traitement ciblé en cours de prise en charge d'un cancer
Peu de données sont disponibles sur l'utilisation des thérapies ciblées dans un contexte de cancer actif, prescrites au cas par cas, quelquefois dans des situations palliatives, en surveillant davantage le risque de complications (cytopénie, cytolyse, infection) que l'impact sur la pathologie néoplasique à ce stade.
Mais l'arrivée des immunothérapies anticancéreuses, notamment les inhibiteurs de checkpoint immunitaires, engendre de nouveaux défis. En effet, ces traitements peuvent induire des complications inflammatoires variées, dont des rhumatismes inflammatoires qui miment nos RIC classiques [4]. De la même façon, il existe un risque de poussée d'environ 50 % d'un RIC préexistant, qui peut nécessiter dans de rares cas un traitement ciblé [5]. À ce jour, c'est avec les anti-TNF et les anti-IL-6R que l'on a le plus de données dans la gestion des effets indésirables immunomédiés, et nos collègues oncologues évaluent dans des essais cliniques l'effet synergique possible de ces agents biologiques avec les inhibiteurs de checkpoint ou leur effet limitant de la toxicité inflammatoire particulièrement marquée de la double immunothérapie anticancéreuse [6, 7]. Ces données nous aideront certainement dans nos prescriptions de thérapies ciblées dans un contexte de cancer récent.
Une décision partagée
On n'insistera jamais assez sur l'importance d'une décision partagée, particulièrement dans ce contexte de cancer. La collaboration étroite avec l'oncologue, qui donnera son avis sur les facteurs pronostiques et le risque de récidive du patient, sera à mettre en balance avec la qualité de vie et les souhaits de ce dernier. C'est la discussion de ces éléments et des différentes options thérapeutiques possibles avec le patient qui sera au cœur de la décision (figure).
Quelles recommandations ?
Depuis quelques années, les fiches pratiques du CRI, élaborées et régulièrement mises à jour par un groupe d'experts de plusieurs spécialités, nous apportent une aide précieuse pour la gestion des traitements ciblés dans telle ou telle situation, comme celle d'un antécédent de cancer [8]. Ainsi, pour chaque classe thérapeutique, on peut se référer à la section spécifique sur les néoplasies solides ou les hémopathies pour connaître les données actualisées, et une conduite à tenir est proposée.
Une revue de la littérature a synthétisé les différentes propositions d'utilisation des DMARD dans un contexte de cancer, avec une certaine hétérogénéité [9]. Les recommandations de l'ACR mentionnent une préférence du rituximab en cas d'antécédent de syndrome lymphoprolifératif et la possibilité d'utiliser des agents biologiques en cas de cancer traité de façon curative, sans signe de maladie résiduelle à 5 ans [10]. Récemment, l'EULAR s'est lancée dans cette problématique de prescription des thérapies ciblées dans un contexte de cancer récent, avec le souhait de développer les premières recommandations sur le sujet, qui seront présentées en 2023. En se fondant sur une revue exhaustive de la littérature et l'avis d'experts, ces recommandations se voudront pratiques pour les cliniciens et gommeront, on l'espère, le fameux seuil des 5 ans.