Les traitements disponibles pour la prise en charge de la douleur sont limités, et souvent associés à de nombreux effets indésirables ou contre-indications. Récemment, la crise des opioïdes aux États-Unis a renforcé le besoin de développer de nouveaux traitements, avec de nouveaux modes d'action, efficaces dans de nombreuses douleurs, notamment ostéoarticulaires.
Depuis plus de 15 ans, une nouvelle classe de médicaments antalgiques se développe, avec des indications larges, particulièrement en pathologie ostéoarticulaire, notamment dans l'arthrose et la lombalgie. Ce développement n'a pas été un “long fleuve tranquille” et a connu des rebondissements, des arrêts puis des reprises : il concerne les médicaments de la classe des anti-NGF . Le tanézumab et le fulranumab en sont les molécules les plus connues. Le tanézumab a en effet bénéficié d'un programme impressionnant, impliquant de nombreuses études et plus de 10 000 patients traités.
Malheureusement, après de multiples péripéties mettant progressivement de côté certaines molécules, après un développement qui aura duré plus de 15 ans pour la plus prometteuse d'entre elles, le tanézumab, les espoirs suscités par cette classe sont maintenant à l'arrêt à la suite de l'avis rendu par la Food and Drug Administration (FDA) puis par l'Agence européenne des médicaments (EMA) en 2021 pour cette dernière molécule. Une longue saga pour un espoir de moins contre la douleur, notamment celle due à l'arthrose ?
Le système NGF/TrkA : un système de contrôle majeur de la douleur
Le NGF et ses récepteurs, particulièrement le récepteur TrkA, sont un système important de la douleur au cours de l'inflammation, avec un rôle dans la diffusion de cette dernière dans les terminaisons nociceptives.
Le NGF est un facteur de croissance nerveuse connu depuis 1939, dont le rôle a été mis en évidence dans la douleur depuis 1975. Ce facteur de croissance nerveuse (famille des neurotrophines) intervient sur la croissance fœtale et chez l'adulte pour moduler l'action des neurones sensoriels. L'application ophtalmologique de NGF améliore en particulier la sensibilité de la cornée dans le cas d'une lésion cornéenne.
Dans la douleur, le NGF a une action importante de régulation, et des mutations du récepteur TRK ou des souris KO pour le NGF et le récepteur TRK ont induit des états d'insensibilité congénitale à la douleur. Par ailleurs, quand il est injecté dans un muscle ou une articulation, il peut être responsable de poussées douloureuses inflammatoires [1]. Le NGF agit ainsi directement sur les fibres C peptidergiques en augmentant la libération de neuromédiateurs et en sensibilisant les nocicepteurs à différentes substances. Un niveau élevé de NGF local, causé par l'inflammation, une lésion tissulaire ou d'autres facteurs, induit une sensibilisation rapide des nocicepteurs, réduisant le seuil de la sensation douloureuse et augmentant l'intensité de la douleur (allodynie et hyperalgésie).
Quels sont les développements des anti-NGF ?
Plusieurs anticorps ont été développés. Ils agissent sur 2 types de récepteur du NGF, un récepteur dit P75 et un récepteur TRK (tropomyosin-related kinase). Ces récepteurs sont présents au niveau du système nerveux central et périphérique.
Les anticorps bloquant le récepteur TRK représentent actuellement la voie la plus développée avec principalement 3 molécules : le tanézumab (Pfizer), le fulranumab (Janssen) et le fasinumab (Regeneron). Ces anti-NGF ont montré leur efficacité sur des modèles animaux de douleurs et ont fait l'objet d'études dans des situations cliniques. Le tanézumab, anticorps IGg 2 humanisé qui a connu le développement le plus important, est sans effet sur le système nerveux central, que ce soit sur le plan clinique ou histologique, en injection sous-cutanée ou intraveineuse, toutes les 4 à 8 semaines.
Quelle efficacité des anti-NGF ? Différences selon les molécules
Plusieurs études récentes ont confirmé l'action antalgique des anti-NGF dans des pathologies telles que l'arthrose du genou et de la hanche [2, 3] et la lombalgie [4].
L'effet des anti-NGF a semblé varier selon les molécules, et le fulranumab n'a pas montré son efficacité dans la lombalgie [5]. Après ces résultats mitigés, le laboratoire Johnson & Johnson en a arrêté le développement et a rendu le brevet au laboratoire Amgen.
Les effets antalgiques observés dans les premières études avec le tanézumab ont été importants, supérieurs à ceux des opioïdes tels que l'oxycodone, et équivalents ou supérieurs à l'effet de certains AINS comme le diclofénac dans la lombalgie et l'arthrose. D'autres études dans les douleurs osseuses, neuropathiques et même viscérales, ont été commencées ou envisagées.
Des effets délétères inacceptables et un arrêt du développement
Malheureusement, le développement clinique du tanézumab a vite montré que, chez une proportion faible mais significative de patients traités, allait survenir une destruction rapide de l'articulation, notamment du genou et de la hanche, arthropathie qui pouvait conduire à la pose d'une prothèse. Ces effets indésirables ont provoqué en 2010 l'arrêt par la FDA du développement des programmes d'anti-NGF. Entre 2010 et 2012, cette dernière a mis en place une évaluation très précise des cas rapportés pour savoir s'il s'agissait d'ostéonécroses, d'ostéoarthropathies nerveuses ou d'arthropathies destructrices rapides. Ses conclusions sont qu'il n'existe pas, a priori, de déficit neurologique, qu'il s'agirait plus probablement de mécanismes sensoriels locaux, mais aussi d'une augmentation de la fragilité osseuse et tendineuse. Des études sont encore en cours pour mieux connaître ces mécanismes. L'étude de la FDA a surtout permis de montrer que les facteurs de risque de détérioration articulaire rapide sous anti-NGF étaient associés à la prise d'AINS (diclofénac avant tout) et également au tabagisme.
Un programme repris brièvement entre 2016 et 2021
Un programme de développement a repris pour le tanézumab, dans lequel l'utilisation concomitante d'AINS était contre-indiquée, l'évaluation des ostéoarthropathies destructrices rapides était très précise, et des doses faibles de tanézumab étaient administrées. Les études menées lors de cette reprise du développement ont été moins spectaculaires que les premières études [6], notamment du fait de l'emploi de faibles doses de 2,5 mg, mieux tolérées. En juillet 2019, un article [7] mettait en avant les résultats contrastés d'une étude sur l'efficacité et la tolérance du tanézumab dans la douleur liée à l'arthrose. Ces résultats ont montré une supériorité à 24 semaines des bras tanézumab 2,5 mg et 5 mg injectés par voie sous-cutanée toutes les 8 semaines versus placebo sur les scores WOMAC douleur et fonction physique. En revanche, seuls les sujets du groupe tanézumab 5 mg ont eu une évaluation globale significativement supérieure à celle du placebo à la 24e semaine. Une progression rapide de l'arthrose a été observée chez respectivement 1,4 % et 2,8 % des sujets sous tanézumab 2,5 mg et 5 mg et chez aucun des sujets sous placebo. Par ailleurs, le taux de poses de prothèse a été plus important dans les groupes traités.
Dans la lombalgie chronique, les effets du tanézumab 5 à 10 mg par voie sous-cutanée toutes les 8 semaines semblent significatifs à 16 semaines, comparés notamment à ceux du tramadol, mais ils ne semblent pas se prolonger à 56 semaines et rejoignent les conclusions modestes sur la douleur liée à l'arthrose [8].
Dans ce contexte, la FDA puis l'EMA n'ont pas accordé leur AMM au tanézumab (Raylumis®). Ainsi, l'EMA a indiqué, en septembre 2021, que son effet antalgique était faible, non supérieur à celui des AINS, et que cet effet ne l'emportait pas sur les risques qu'il présente. Elle a par conséquent recommandé de refuser l'autorisation de mise sur le marché. La FDA a émis une conclusion similaire.
Conclusion
Il n'est pas évident de développer de nouvelles classes thérapeutiques dans la douleur. Parmi tous les nouveaux produits développés par le laboratoire Pfizer, le tanézumab a fait l'objet d'un développement très ambitieux, l'un des plus coûteux, et qui impliquait près de 10 000 patients. La plupart des antalgiques actuellement sur le marché n'ont pas bénéficié de si nombreuses études. Ils n'ont pas une efficacité spectaculaire, et certains ont des effets indésirables délétères. Malheureusement, la nouvelle classe des anti-NGF, très prometteuse, a montré des limites, d'abord en termes de sécurité, puis d'efficacité. Il est peu probable que le fasinumab, seul anti-NGF en développement, et pour lequel l'autorisation n'a pas encore été demandée, aille jusque-là. Des cibles du NGF plus précises, permettant d'éviter les effets indésirables, sont en cours d'étude. La douleur reste un phénomène complexe, et même si les besoins sont très importants, elle recouvre aussi l'un des domaines de recherche les plus décevants en termes de nouveauté ; la saga des anti-NGF en est un exemple, malheureusement, tout comme d'autres cibles antalgiques récemment explorées.