L’inertie clinique, parfois appelée inertie thérapeutique, est définie par “l’absence d’ajustement ou d’intensification d’un traitement, alors que l’état du patient le justifie au regard des recommandations et de la disponibilité des médicaments” [1, 2].
Toutes les maladies chroniques sont ainsi concernées, comme le montre leur liste (tableau I), mise à jour régulièrement, qui ne fait que s’étendre au fur et à mesure de l’intérêt justifié des cliniciens sur cette situation dont nous sommes les principaux responsables. Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, la situation d’inertie clinique concerne tous les médecins à un moment ou un autre. D’aucuns parleront de procrastination, mais cela ne recouvre pas la réalité et le contenu de l’inertie clinique.
Le plus simple est de commencer par l’exemple d’un malade diabétique, le diabète sucré étant la maladie chronique silencieuse qui a fait émerger ce concept en 2001 [2, 3].
Histoire du concept d’inertie clinique ou thérapeutique : le diabète sucré
Le tableau clinique est simple, même pour un rhumatologue. Il s’agit d’un diabétique connu traité par 3 médicaments antidiabétiques oraux et dont l’hémoglobine glyquée (HbA1c) dosée il y a 3 mois était déjà à 9,8 %. Que doit proposer le médecin traitant ? Vous avez sans doute trouvé la réponse : commencer l’insulinothérapie. Même mes étudiants, quand je leur pose cette question, trouvent instantanément la bonne réponse.
Et pourtant… Dans la “vraie vie”, et cela dans tous les pays du monde, y compris les États-Unis et le Royaume-Uni, le délai de passage à l’insuline peut atteindre plusieurs années (sic) [4]. Durant cette période d’inaction, le risque de morbidité, voire de mortalité, lié à l’hyperglycémie élevée augmente en termes d’événements cardiovasculaires, d’accidents vasculaires cérébraux, de maladie coronaire, mais aussi d’atteinte rétinienne ou rénale. C’est dire que l’inertie thérapeutique a des conséquences fonctionnelles ou vitales. La particularité du diabète de type 2 (DT2) est d’être une maladie qui reste silencieuse… jusqu’à l’événement.
Maladies cardiovasculaires : suite du modèle d’inertie thérapeutique
Le diabète sucré n’est pas isolé ; hypertension artérielle (HTA) et dyslipidémie accompagnent souvent le DT2. Ces 2 maladies peuvent aussi être sous-traitées. Même dans des centres de consultation spécialisés où ces 3 entités sont théoriquement prises en charge, près de 20 à 30 % des malades ne sont pas à la cible pour au moins l’une des 3 maladies.
Pourtant, le concept de traitement à la cible, ou treat-to-target (T2T), est familier des médecins généralistes (MG), des diabétologues et aussi des rhumatologues. Il est donc facile d’optimiser un traitement à la cible dès lors que l’on connaît et qu’on ajuste les médications, sans surtraiter, pour atteindre une HbA1c à 7 % en général, une pression artérielle inférieure à 130/85 mmHg, et une cible de LDL qui varie selon l’âge, le terrain et la maladie cardiovasculaire associée, le cas échéant. Les référentiels de prise en charge sont là pour cela.
Et pourtant… L’inertie thérapeutique peut donc être facilement évitée une fois les cibles connues et reconnues comme utiles aux malades.
Et pourtant… Cela ne suffit pas car, au-delà des cibles thérapeutiques, ce sont la démarche médicale et la décision d’intensifier (ou non) le traitement qui sont sur la sellette. Quels déterminants de la démarche médicale sont alors en jeu [4] ?
Les étapes de l’inertie clinique ou thérapeutique
Elle débute en fait avant la décision de traiter, et donc d’intensifier un traitement.
- Premier retard, celui du diagnostic. Cela peut donc être le défaut par les médecins de 1re ligne de reconnaître, par exemple, une arthrite ou une polyarthrite, et de prescrire à temps les examens de débrouillage diagnostique. Tout va dépendre de leur formation initiale puis de leur formation médicale continue (FMC), voire de démarches d’optimisation comme le développement professionnel continu (DPC), qui a malheureusement disparu des radars de nos instances. Est-ce que la certification périodique pourra être un outil de prévention de l’inertie clinique ? L’avenir peu radieux de la médecine nous le dira.
- Deuxième retard, celui de l’instauration du traitement. Ce peut être le défaut d’adressage du patient rhumatoïde au rhumatologue, et cela, durant la période “faste” de la fenêtre d’opportunité (window of opportunity) dans la polyarthrite rhumatoïde (PR). Ce peut être le retard de mise en route du méthotrexate comme traitement d’ancrage.
- Troisième retard, celui de l’inertie thérapeutique à proprement parler. Le médecin sait qu’il faut modifier le traitement mais ne le fait pas. Les “bonnes” et les “mauvaises” raisons sont variées et en grande partie dues au behaviour, au comportement. Le tableau II en donne une liste encore incomplète [4].
Inertie clinique ou thérapeutique en rhumatologie
La liste des maladies chroniques (tableau I) identifie par ordre d’apparition dans PubMed d’abord les 3 maladies métaboliques et cardiovasculaires décrites, mais aussi l’arythmie par fibrillation atriale et la sclérose en plaques.
Goutte
En rhumatologie, l’inertie clinique a été identifiée aisément par notre équipe dans la goutte dès les années 2010 [5] : les informations extraites des bases de données de médecine générale et extrapolées au groupe des omnipraticiens (MG) faisaient état de résultats discordants par rapport au benchmark que représentaient les recommandations de l’EULAR : près de 75 % des malades avaient un traitement hypo-uricémiant (THU) par allopurinol ou fébuxostat. Cela était largement supérieur aux taux de prescription des THU dans la goutte dans le reste du monde, autour de 35-45 %. Malheureusement, les effets attendus d’une prescription vertueuse n’étaient pas au rendez-vous : seulement 30 % étaient à la cible d’uricémie de 360 µmol/L (60 mg/L) en dessous de laquelle les microcristaux d’urate se dissolvent et permettent de réduire la fréquence des crises.
Ce résultat insuffisant s’expliquait aussi par la dose moyenne d’allopurinol relativement faible (187 mg/j). La “bouteille aux deux tiers vide” ne se remplissait pas au bout d’un an : l’analyse de la base de données des MG a montré, et cela est la validation de l’inertie thérapeutique, que la dose d’allopurinol n’avait pas changé. Cela s’explique aisément quand on relève que respectivement 32 et 29 % des patients seulement avaient eu un dosage d’uricémie et de créatininémie dans l’année de suivi [6]. Cette inertie thérapeutique dans la goutte en France se poursuit, et A. Latourte et al., avec une méthodologie différente de celle utilisée dans les années 2010, ont mis en évidence le même taux de malades qui ne sont pas à la cible [7].
Les conséquences d’une uricémie non contrôlée chez les goutteux sont connues, avec 2 études au moins qui montrent un excès de mortalité. La 1re étude, espagnole, est menée par F. Pérez-Ruiz et al. [8] qui, sur plus de 1 000 malades suivis pendant 15 ans, mettent en évidence que la mortalité cardiovasculaire, notamment, est réduite de 50 % chez les patients suffisamment traités par allopurinol pour être à la cible < 360 µmol/L (60 mg/L) versus les patients dont l’uricémie restait au-dessus de cette valeur cible simple. La 2de étude, nord-américaine, a aussi trouvé une différence, mais moindre, avec une mortalité réduite de 12 % seulement à 10 ans de suivi.
Les recommandations de la SFR ont expliqué de façon simple les modalités d’ajustement des THU : dose faible au départ, augmentation progressive des doses par paliers de 2 à 4 semaines, dosage d’uricémie à la fin de chaque palier jusqu’à l’uricémie cible définie en France à 300 µmol/L (50 mg/L) puis, une fois la dose d’allopurinol efficace définie, poursuite indéfinie du traitement et suivi semestriel, voire annuel, de l’uricémie. L’augmentation progressive de dose sans inertie, c’est-à-dire sans s’arrêter avant d’avoir trouvé la dose efficace, permet aussi de réduire les crises de goutte en début de THU [9]. La preuve en est donnée par cette étude rétrospective de 3 centres hospitaliers qui n’ont fait que suivre les recommandations [10].
La balle sera dans le camp des patients, en raison d’un taux d’observance encore faible [11]. Les outils numériques devraient améliorer la prise en charge, mais seulement en échangeant avec le rhumatologue ou le MG pour ajuster progressivement – sans inertie – la posologie d’allopurinol à la cible < 50 mg/L ou 60 mg/L [9].
La balle sera aussi dans le camp des omnipraticiens, comme nous l’avons vu. L’implémentation des recommandations de la SFR pour la prise en charge de la goutte est insuffisante malgré quelques résumés dans les revues de médecine générale. Les MG nord-américains ont pris le contrepied de leurs collègues rhumatologues : en bref, “nul n’est besoin d’un THU, seul le traitement de la crise est utile”… [12]. Les dégâts sont là… en termes cardiovasculaires et sans doute rénaux !
Rhumatismes inflammatoires chroniques
Les rhumatologues hospitaliers, voire les praticiens libéraux, ont dû faire preuve d’inertie dans le traitement de la PR, du rhumatisme psoriasique (RPso) et des SpA axiales, voire périphériques.
Quelques exemples parleront à la lectrice ou au lecteur (et l’auteur de cet éditorial en a sa part) :
- absence d’augmentation de posologie de l’infliximab malgré une réponse insuffisante, en particulier en début de prescription, ce qui peut favoriser la survenue d’anticorps (Ac) antimédicaments. La posologie de 7,5 mg/kg, voire a fortiori de 10 mg/kg d’infliximab, est rarement atteinte en rhumatologie, contrairement à ce qui est constaté en gastro‑entérologie où les praticiens augmentent même la posologie d’infliximab à 12 mg/ kg pour optimiser et donc ne pas interrompre trop tôt cet Ac thérapeutique. Nous avons plus de choix thérapeutiques que nos collègues, ce qui explique sans doute nos changements de biothérapies ;
- posologie hebdomadaire de méthotrexate non optimisée dans la PR, comme cela a été montré à partir des données de la cohorte ESPOIR [13] ;
- inertie thérapeutique dans le RPso qui concerne près d’un rhumatologue sur deux en termes de décision de ne pas changer un traitement de fond dans un RPso qui le nécessiterait [14].
Ostéoporose postménopausique (et les autres)
Il est intéressant de voir comment nos collègues de l’os parlent de l’inertie : il s’agit d’un décalage [15] avec les bonnes pratiques et les recommandations, en fait : insuffisance de prescription d’une densitométrie osseuse, insuffisance de prescription de médicaments antirésorbeurs, faible durée d’exposition, peurs et croyances des dentistes et des patientes relayées par la presse.
Les “ostéologues” ont trouvé une parade : le concept de “fracture liaison” qui permet au moins, au sortir de l’hôpital et du service d’orthopédie, par exemple d’être orienté vers un circuit vertueux [16]. Toutefois, on doit observer que le nombre de patients ainsi correctement pris en charge (au début) est dérisoire au vu du nombre de cas annuels et du vieillissement de la population. Au début, disais-je, car rien ne dit que l’inertie thérapeutique ne va pas se produire par l’absence de renouvellement de la prescription initiale...
Comment éviter ou combattre l’inertie
- Du côté du praticien, tout passe par la formation médicale initiale. Les éditions régulièrement mises à jour de l’abrégé de rhumatologie du COFER ont permis et vont permettre l’implémentation de connaissances validées comme les principes de base du traitement de la PR : window of opportunity, treat-to-target, rémission, utilisation précoce du méthotrexate. Dans la goutte, la situation est simple, car les recommandations de la SFR ont été mises en totalité dans le chapitre “Arthropathies microcristallines” qui a été rédigé par l’auteur de cet éditorial. Cela a donné lieu à de nombreux mails, ne serait-ce que pour valider la mise en route d’un THU dès la 1re crise de goutte, en fait dès le diagnostic qui peut, en effet, être porté à la 1re crise.
- La deuxième étape, qui rejoint la première, est la mise à jour des connaissances, c’est‑à‑dire la FMC. La diffusion des recommandations et de leurs mises à jour avec les données validées les plus récentes devrait permettre d’éviter l’inertie. En tout cas, qu’il s’agisse de la PR ou du RPso, même si les praticiens pensent bien connaître les recommandations et être en accord avec elles, le passage à l’acte, c’est‑à‑dire l’intensification ou le changement de traitement, n’est pas assuré. La difficulté de l’implémentation des recommandations est toujours présente. Des échanges entre pairs MG et rhumatologues pourraient être une solution [17]. En outre, elle n’empêchera pas l’incertitude quant à une prise de décision [14, 18].
- La troisième étape rejoint les premières : le treat-to-target est le point d’orgue de toutes les maladies rhumatologiques chroniques que nous sommes censés maîtriser. Rémission ou au moins low disease activity dans les rhumatismes inflammatoires chroniques, uricémie cible dans la goutte qui va s’accompagner de la rémission clinique (disparition des accès et des tophus !), gain de masse osseuse et réduction du risque fracturaire dans l’ostéoporose postménopausique traitée, par exemple [19].
- Des “kind reminders” informatiques, des cibles mentionnées sur les résultats d’analyses biologiques (cibles du LDL, de l’uricémie, désormais présentes en France) pourraient aussi réduire l’inertie clinique. Des outils comme les calculettes DAS28, ASDAS ou BASDAI sont un moyen d’améliorer la prise en charge, ainsi que cela est désormais établi par des travaux comme TICORA ou TICOSPA.
- Une autre étape est la prise en compte des “peurs et croyances” qui habitent aussi les praticiens. L’exemple du méthotrexate est caricatural : peur d’en augmenter les posologies hebdomadaires au-delà de 15 mg/semaine, peur du “poumon du méthotrexate”, peur du “foie du méthotrexate”, peur de donner de trop “faibles doses” d’acide folique, etc. Ces peurs ont été balayées par les observations les plus récentes de C. Gaujoux-Viala et al. dans la cohorte ESPOIR [13], de P. Dieudé et de son équipe pour le poumon [20], de V. di Martino et al. pour le foie [21], de votre serviteur pour l’acide folique à ne pas prescrire dose pour dose [22]. Tout cela se trouve aussi dans La Saga du méthotrexate [22].
La conclusion est simple, et le DPC permettait cette autoévaluation de ses points d’amélioration, dont certains sont en lien direct avec l’inertie clinique ou thérapeutique : on ne peut que recommander d’auto-implémenter les recommandations qui sont autant de rappels simples à de bonnes pratiques et autant de bons indicateurs de qualité de pratique. Tout passe par une autoévaluation de sa pratique et de ses réactions qui doivent être proactives et non réactives.