La Polynésie française fait rêver la plupart de l’humanité… et les rhumatologues un peu plus que d’autres. Pourquoi ? Car nulle autre maladie n’y est plus prévalente que la goutte. Bien sûr, la goutte est le rhumatisme inflammatoire le plus fréquent au monde, mais nous savons depuis plusieurs années que c’est dans le Pacifique que cette pathologie est plus répandue qu’ailleurs.
Jusqu’ici, les données disponibles concernaient essentiellement les populations maories et îliennes pacifiques de Nouvelle-Zélande (Aotearoa) [1, 2]. Ainsi, la représentation de la maladie était estimée en 2019 à 8,5 % chez les Maoris et à 14,8 % chez les îliens pacifiques adultes, avec des chiffres pouvant dépasser 50 % chez les hommes de plus de 50 ans. Le 1er territoire français du Pacifique pour lequel nous avons bénéficié de chiffres est la Nouvelle-Calédonie, où la prépondérance est estimée à 3,3 %, avec un chiffre autour de 6,7 % pour les individus d’origine polynésienne [3]. Ces données sont à comparer à celles de la France métropolitaine, où la goutte touche 0,9 % des adultes [4].
La notion d’une très forte prévalence de la goutte en Polynésie française n’est pas nouvelle, dans la société et chez l’ensemble des praticiens qui constatent depuis longtemps qu’une grande partie de leurs consultations est monopolisée par cette pathologie [5]. Il n’y avait pour autant eu jusqu’ici aucune étude épidémiologique dédiée pour évaluer l’ampleur du problème. C’est désormais chose faite : une enquête incluant près de 900 participants adultes tirés au sort pour représenter la population d’environ 280 000 habitants de la Polynésie française a été réalisée en 2021. Les participants ont répondu à des questionnaires incluant les habitudes de vie, les comorbidités et des questions relatives à un potentiel diagnostic de goutte. En outre, des mesures anthropométriques, un bilan biologique complet, des prélèvements pour analyses génétiques, d’expression génique et métabolomiques ont été effectués. Un algorithme validé se basant sur plusieurs items des questionnaires [6], déjà utilisé pour l’enquête néocalédonienne [3], a permis de classer les participants de l’étude comme ayant ou non la goutte. Le constat est sans appel : la prévalence de la goutte dans la population adulte de Polynésie française est de 14,5 % (IC95 : 9,9-19,2), ce qui représente 28 561 adultes. Si la maladie est prépondérante chez les hommes avec une prévalence de 25 %, elle est également surreprésentée chez les femmes (avant et après la ménopause), chez lesquelles la maladie est habituellement beaucoup plus rare, avec une prévalence de 3,5 %. La fréquence de l’hyperuricémie est de 71,64 % (IC95 : 66,7‑76,57), soit 128 687 adultes, ce qui constitue une proportion faramineuse de la population quand on sait que la prévalence de l’hyperuricémie aux États-Unis ne plafonne “qu’à” 20 % dans la dernière enquête NHANES [7]. Cela signifie aussi qu’en Polynésie française, hyperuricémie n’équivaut pas automatiquement à goutte. Comme ailleurs, la goutte est associée à une plus forte fréquence de diabète (34 % versus 14 %), d’hypertension artérielle (78 % versus 52 %) et d’obésité (71 % versus 53 %), mais étonnamment pas aux antécédents d’événements cardiovasculaires sévères. Élément important dans la déstigmatisation des individus atteints de goutte : leur consommation d’alcool – problématique importante en Polynésie française – n’est pas supérieure à celle des personnes n’ayant pas de goutte.
Comme partout ailleurs malheureusement, la prise en charge de la goutte en Polynésie française est actuellement très loin d’être optimale. Sur les participants classés comme souffrant de cette pathologie, à peine 20 % reçoivent un traitement hypo-uricémiant, 4,4 % ont une uricémie inférieure à 360 µmol/L (60 mg/L), et 1,3 % sont sous les 300 µmol/L (50 mg/L) souhaités par les dernières recommandations de la Société française de rhumatologie [8]. Une réflexion devra s’engager pour une optimisation de la prise en charge à grande échelle. Bonne nouvelle toutefois, l’HLAB58 :01, important facteur de risque de réaction cutanée sévère à l’allopurinol, est absent dans la population polynésienne, ce qui permet d’être considérablement plus serein lorsque l’on envisage de traiter une importante partie de la population.
Le rôle de la génétique dans l’explication d’une prévalence aussi effarante de la maladie est évidemment prépondérant. Nos 1res analyses d’associations pangénomiques (GWAS) montrent une forte implication de loci bien connus pour leur rôle dans le transport de l’urate, mais qui colocalisent aussi avec des gènes impliqués dans la régulation inflammatoire. Les variants présents sur ces loci sont d’ailleurs davantage associés à la goutte qu’à l’hyperuricémie. Cela semble indiquer que, dans certaines situations, l’hyperuricémie prépare les monocytes à réagir ultérieurement à la rencontre de cristaux d’urate monosodique, et ainsi à déclencher la goutte [9]. De nombreuses analyses sont encore nécessaires, mais nous attendons aussi beaucoup des analyses d’expression génique et de métabolomique qui, nous l’espérons, nous permettront une meilleure compréhension de la maladie.