Les études cliniques, et notre pratique quotidienne, montrent que la prise en charge des patients ostéoporotiques est insuffisante [1]. L’analyse de plus de 350 000 patients hospitalisés pour fracture ostéoporotique sévère entre 2009 et 2014, dans le Système national des données de santé (SNDS), montre que seuls 17 % de ces patients reçoivent un traitement antiostéoporotique dans l’année suivant cette fracture. La proportion est meilleure en cas de fracture vertébrale : 26 %. Mais si on considère uniquement des patients jamais pris en charge pour l’ostéoporose précédemment, seuls 6 % des sujets ayant eu une fracture reçoivent un traitement. Deux informations ont également été fournies par cette étude : 86 % des patients jamais traités précédemment ont reçu après leur fracture une prescription de calcium ou de vitamine D, ce qui suggère que les praticiens ont bien noté qu’il existait un problème, mais qu’ils n’ont pas opté pour la thérapeutique la plus efficace. La 2e information est que la mortalité à 1 an est de 13 % (17 % après une fracture du col fémoral) et donc que ce risque est plus important que celui de récidive fracturaire [2]. L’analyse économique de la grande base de données que constitue le SNDS a montré que les coûts induits par l’ostéoporose étaient encore plus importants que ce qui avait été initialement publié. Ces coûts sont très impactés par la prise en charge des récidives fracturaires, alors que le coût des traitements est négligeable [3]. Une étude internationale récente comparant 15 pays développés a montré que la France est le pays dans lequel la proportion de patients recevant un traitement antiostéoporotique 1 an après une fracture du col du fémur est la plus faible [4]. Plusieurs éléments participent à cette situation.
De quoi l’ostéoporose est-elle le nom ?
Question curieuse 30 ans après la définition de la maladie (maladie systémique du squelette caractérisée par une masse osseuse basse et une détérioration de la microarchitecture du tissu osseux augmentant la fragilité osseuse et le risque de fracture) et la définition opérationnelle, fondée sur le T-score ≤ −2,5. Ces problèmes de définition étaient toujours discutés, en 2023, dans la revue de référence [5, 6]. Ils opposent les défenseurs du T-score à −2,5, distinguant subtilement le seuil diagnostique et le seuil de décision thérapeutique, et les partisans d’une définition plus clinique, fondée sur un risque de fracture, à évaluer par différents outils, clinique, densitométrique et biologique. Les recommandations thérapeutiques françaises ont supprimé ce seuil T-score à −2,5 et sont particulièrement simples. Ce débat est encore complexifié par la notion d’ostéopénie (T-score entre −1 et −2,5), définie initialement afin de simplifier les études épidémiologiques et les comparaisons de populations, utilisée ensuite à tort comme une “pré-ostéoporose”. Pourtant, nous traitons tous des patients sans ostéoporose densitométrique mais pour lesquels les antécédents fracturaires, l’âge et les comorbidités montrent que le risque fracturaire est augmenté.
Mais quel risque ?
Quand on interroge des femmes ménopausées à propos de leur perception du risque de fracture comparativement à celui des autres femmes de leur âge, on constate leur optimisme : dans le groupe pour lequel aucun diagnostic d’ostéoporose n’a été fait, 96 % d’entre elles considèrent que leur risque est identique ou plus faible que celui des femmes de leur âge. Mais cette proportion est de 56 % alors qu’elles sont ostéoporotiques, et même de 65 % si elles ont déjà eu une fracture [7]. Une étude australienne a interrogé des patientes venant dans un centre de densitométrie osseuse à propos de leur risque de fracture à 5 ans. Elles estimaient spontanément leur risque à 20 %, mais celui des femmes de leur âge à 40 %. Le calcul individuel par un score multifactoriel a montré que leur risque était en réalité de 7 % en moyenne. Cette information quantifiée n’a pas modifié leur opinion sur leur propre risque. En revanche, elle a modifié la proportion de patientes estimant qu’elles ne devaient pas être traitées : 34 % avant l’information, et 51 % après avoir reçu le résultat quantifié du risque.
Alors, qui est responsable ?
Les patientes sont bien entendu les premières concernées. De très nombreuses analyses qualitatives sont disponibles, cherchant à comprendre les raisons des refus de traitement. Ces études soulignent un paradoxe : les femmes ménopausées connaissent l’ostéoporose, l’associent à une notion de fragilité, mais ne font pas de lien avec la survenue d’une fracture, toujours attribuée à une chute. Or, la chute est un événement rare, aléatoire, lié essentiellement à l’environnement, et considéré par les femmes interrogées comme facile à éviter. Ainsi, pour beaucoup, faire attention à ne pas tomber suffit pour éviter la prise de traitement pendant plusieurs années. Par ailleurs, une brève chirurgie ou un plâtre quelques semaines suffiront pour réparer la fracture, les conséquences de morbimortalité de certaines fractures étant totalement méconnues. Prendre des produits “naturels” pour éviter les médicaments est une cause fréquente de refus des traitements [8]. Les effets indésirables des traitements antiostéoporotiques sont très connus, et largement relayés par certains professionnels de santé et dans la presse. L’analyse des recherches sur le mot “alendronate” sur Google montre des pics de recherche très importants après la diffusion dans la presse des procès intentés au laboratoire MSD ou après les communications sur les fractures fémorales atypiques à la télévision. Il est intéressant de noter qu’aucune augmentation de l’activité n’a été observée après les communiqués officiels de la Food and Drug Administration et de l’American Society for Bone and Mineral Research sur les vrais chiffres de complications d’ostéonécrose de la mâchoire et de fracture atypique fémorale [9]. Un quotidien français fort respectable a publié en avril 2012 : “La fréquence des uvéites lors des traitements par bisphosphonate est de 50 %”. Ce chiffre est issu d’une étude internationale montrant que le risque relatif d’uvéite sous aminobisphosphonate est de 1,5, ce que chacun sait interpréter comme une augmentation du risque de 50 %, sauf le journaliste, qui a compris que le risque était de 50 %.
Les praticiens sont parfois démunis dans leurs explications à leurs patientes. Notre calcul du FRAX® et notre évaluation multifactorielle complexe se heurtent au seuil de risque perçu comme justifiant un traitement par beaucoup de patientes : 50 %, voire 60 % de risque sont jugés nécessaires pour l’administration d’un traitement par voie intraveineuse. Les longues explications parfois indispensables à cette prescription ne sont pas toujours possibles, compte tenu des durées de consultation. Cela concerne non seulement les traitements antirésorbeurs, mais aussi, par exemple, le traitement hormonal substitutif chez les femmes ayant des symptômes climatériques : la crainte des effets indésirables est la raison du refus de traitement pour 23 % des femmes récemment ménopausées, mais l’opinion du praticien a influencé 24 % de ces patientes, et son absence de proposition en a concerné 27 % [10]. De plus, alors même qu’un mauvais état de santé est un facteur d’aggravation de l’ostéoporose et d’augmentation du risque de fracture, la survenue d’une nouvelle maladie ou la prise d’un nouveau traitement est une cause essentielle d’arrêt des thérapeutiques antiostéoporotiques, jugées alors futiles, voire néfastes [11]. Pour les praticiens, une fois la difficulté de la prescription passée, se pose le problème de la durée du traitement, donc de l’objectif thérapeutique. Toutes les maladies chroniques disposent d’un critère intermédiaire d’efficacité (hémoglobine glyquée, DAS 28, etc.). Dans le domaine de l’ostéoporose, le critère densitométrique est facilement quantifiable, et on a la preuve qu’une amélioration de la densité osseuse s’accompagne d’une diminution persistante du risque de récidive fracturaire [12]. Encore faut-il que la mesure soit réalisée, interprétée, et que les règles s’appliquant aux cibles thérapeutiques dans les maladies chroniques (changement de traitement si la cible n’est pas atteinte, allègement des doses ou arrêt des traitements si la cible est atteinte) s’appliquent aussi au domaine de l’ostéoporose, ce qui n’est pas toujours le cas [13].
Les autorités de santé ne nous aident guère dans notre démarche, comme en témoignent leurs hésitations précédant la mise à disposition des traitements. Plusieurs années se sont écoulées, pour la plupart des médicaments, entre les preuves de leur effet antifracturaire apportées par des études de méthodologie optimale publiées dans des journaux prestigieux et leur mise sur le marché. À l’inertie des praticiens s’associe donc une inertie administrative, qui est allée récemment jusqu’à faire de la France le seul pays occidental dans lequel le romosozumab n’est pas disponible.
On peut évoquer enfin l’approche sociétale du problème : en dehors de l’ostéoporose, d’autres maladies sont moins bien prises en charge chez les femmes que chez les hommes, tels le cancer du poumon et les maladies cardiovasculaires. Ce sont d’ailleurs les spécialistes de ces maladies qui ont évoqué la “médecine de bikini” [14], suggérant que les efforts pour la santé de la femme sont concentrés sur l’appareil reproducteur (endométriose, fertilité, cancer du sein, etc.), faisant négliger d’autres maladies.
Tous ces éléments sont parfaitement connus, et la littérature démontrant ces données est abondante. Dans la loi de santé de 2024, les 2 maladies pour lesquelles l’amélioration des parcours de soins était jugée prioritaire étaient l’insuffisance cardiaque chronique et l’ostéoporose. L’épidémie de Covid a bouleversé ce programme, mais on peut certainement revenir désormais auprès des décideurs avec 2 messages simples : la prévention des fractures ne peut pas se résumer à la prévention des chutes ; la mortalité induite par les fractures ostéoporotiques sévères et les coûts de cette maladie justifient de faire appliquer les recommandations thérapeutiques.