Nous avons tous appris qu’il existe une très mauvaise corrélation radioclinique dans l’arthrose, et cette théorie se confirme quelquefois en pratique, lors de nos consultations. Combien de patients ayant une plainte algofonctionnelle élevée ne présentent pas un stade d’arthrose radiographique avancé ? Et à l’inverse, combien de patients présentent une arthrose radiographique asymptomatique ? Au-delà de nos observations individuelles en consultation, ces situations se confirment-elles à l’échelon d’une population, d’un individu ou encore d’une articulation ?
Les études menées en population générale suggèrent fortement que tous les patients atteints d’arthrose radiographique ne sont pas symptomatiques. Ainsi, dans la cohorte de Framingham, la radiographie d’environ 33 % des patients montre une gonarthrose fémorotibiale, mais seuls 9,5 % d’entre eux ont des symptômes [1]. De même, 50 % des patients présentent une arthrose digitale en radiographie, tandis que 8 à 15 % sont symptomatiques [2]. Cela semble confirmer qu’à l’échelle d’une population, il existe une assez mauvaise association entre l’atteinte radiographique et les symptômes. Ces études ont tout de même des limites, notamment en ce qui concerne l’ensemble des symptômes souvent recueillis transversalement, mais aussi dans le mode de collecte des données, via des questions fermées et réductrices au symptôme de la douleur. De plus, il ne s’agit ici que d’une évaluation radiographique. Enfin, la sévérité de l’atteinte radiographique n’étant pas décrite, il est donc impossible d’étudier la corrélation entre la sévérité structurale et les symptômes.
La douleur, en particulier lorsqu’elle est chronique, est influencée par de très nombreuses variables, telles que l’anxiété, les attentes du patient, l’environnement socioculturel, la génétique, le sexe, le vécu douloureux ou même l’humeur le jour de l’évaluation. Pour pallier tous ces biais, T. Neogi a mené une étude très intéressante chez des patients ayant un genou douloureux et un genou non douloureux. Il a analysé le risque d’avoir des douleurs au genou en fonction de la sévérité de l’arthrose radiographique évaluée par le score radiographique de Kellgren et Lawrence (KL) allant de 0 à 4. Il a alors pu démontrer qu’à l’échelle de l’articulation, les genoux ayant des grades de KL 1, 2, 3 et 4 présentaient respectivement un risque multiplié par 1,5 (IC95 : 0,9-2,3), 3,9 (IC95 : 2,4-6,5), 9,0 (IC95 : 5,2-15,6) et 151 (IC95 : 43-526) de souffrir de douleurs fréquentes par rapport à ceux ayant un grade de KL 0 (p < 0,001) [3]. La corrélation entre la sévérité radiographique et la douleur n’est cependant pas linéaire et dépend du stade ; elle est aussi importante entre les grades de KL 1-2 (p < 0,001) et 2-3 (p = 0,002) qu’entre les grades extrêmes de 0-1 et 3-4 (p > 0,5) dans la gonarthrose [4]. Enfin, on observe des résultats similaires à l’échelon articulaire dans l’arthrose des mains, avec un risque plus important d’avoir une articulation douloureuse en cas d’arthrose radiographique, selon un effet-dose de la sévérité des lésions (par exemple, risque multiplié par 1,5 pour une articulation ayant un grade de KL 2 et par 11 pour une articulation de grade KL 4 par rapport à une articulation non arthrosique) [5]. Alors même que, dans cette étude, une fois encore à l’échelle du patient, la sévérité radiographique globale aux mains (mesurée par le score total de KL aux mains sur 30 articulations) n’est pas corrélée aux symptômes, selon le score AUSCAN™ (Australian/Canadian Hand Osteoarthritis Index).
Enfin, nous pouvons nous demander si la radiographie est le meilleur examen pour évaluer les structures les plus à même d’être impliquées dans la douleur arthrosique. En effet, cette technique évalue l’épaisseur du cartilage selon le pincement articulaire, la présence d’ostéophytes et de remaniements osseux sous-chondraux, mais pas les tissus mous. S.F. Dye, chirurgien orthopédique américain, a réalisé une cartographie neurosensorielle consciente des structures du genou humain en procédant à une arthroscopie sur lui-même. Pour cela, il a appliqué une pression sur différentes structures de son genou afin de déterminer celles ayant un impact significatif sur la douleur. La pression sur la capsule articulaire, la membrane synoviale, le tissu de Hoffa et les ligaments croisés était très douloureuse, alors que, à l’inverse, le cartilage était peu douloureux, voire indolore [6]. Il semblerait donc que le cartilage ne soit pas le principal tissu impliqué dans la douleur, ce qui peut d’ailleurs être expliqué par son absence d’innervation à l’état physiologique, contrairement aux autres structures de l’articulation. Finalement, la majorité des structures impliquées dans la douleur ne sont donc pas évaluées par une radiographie standard. L’avènement de l’IRM a permis de mieux comprendre celles qui le sont. De très nombreuses études confirment à ce jour que 2 anomalies sont très fortement associées à la douleur dans l’arthrose : l’œdème osseux sous-chondral (ou bone marrow lesion) et la synovite. Dans le genou, par exemple, il a été démontré que les œdèmes osseux sous-chondraux étaient significativement plus importants chez les patients douloureux (77,5 %) que chez les patients non douloureux (30 %), et que leur nombre important est quasi systématiquement associé à la douleur (35,9 versus 2 % ; p < 0,001) [7]. De même, la présence d’une synovite multiplie par 2 ou 3 le risque de douleur au genou. Des données similaires ont été mises en évidence pour la main, avec une association significative entre la douleur et les synovites (OR = 2,4 ; p < 0,001) ainsi que l’œdème osseux sous-chondral (OR = 1,5 ; p = 0,06) [8].
En somme, il existe une association robuste à l’échelon articulaire entre l’atteinte radiographique et les symptômes : plus une articulation est le siège d’une arthrose importante et plus elle est à risque d’être douloureuse. Cette corrélation diminue fortement à l’échelon de l’individu et des populations, car elle est probablement atténuée par d’autres cofacteurs qu’il faut absolument s’atteler à mieux comprendre. Nous rappelons que la radiographie, bien que parfaitement suffisante en pratique courante, n’est pas le meilleur examen d’imagerie pour étudier les structures impliquées dans la douleur arthrosique. L’IRM démontre que l’os sous-chondral et la membrane synoviale sont le siège de modifications particulièrement impliquées dans la douleur. Pour autant, beaucoup d’inconnues demeurent, puisque le blocage du remodelage osseux par les bisphosphonates ou encore l’utilisation de biothérapies à visée anti-inflammatoire n’ont pas permis à ce jour de diminuer les symptômes des patients arthrosiques.