Éditorial

La sobriété : une question d'avenir en médecine de greffe ?


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La crise du Covid-19 a mis en évidence dans ­l'espace public le tri des patients. Rien de nouveau sous le soleil pour les professionnels qui savent qu'ils doivent décider de ce qu'il est possible ou non de mettre en place, dans l'intérêt du patient, en fonction des contraintes médicocliniques et techniques. Ce qui est nouveau, c'est la prise de conscience par ­l'opinion publique que le possible médical n'est pas infini et que la rareté des ressources disponibles (nombre de lits, personnels à disposition, moyens proposés, concurrence des situations d'urgence selon les pathologies, coût économique et social, etc.) oblige à poser la ­question de la limitation. Les choix, loin d'être seulement médicaux, dépendent pour partie, qu'on se l'avoue ou non, de critères sociopolitiques et économiques. Là encore, rien de véritablement nouveau sous le soleil. Car la médecine n'est pas le résultat d'une rationalité médicale pure, hors-sol, mais une pratique sociale comme une autre qui ne peut jamais être découplée des multiples interactions et intrications liées à son environnement, au contexte et à l'écosystème. Elle est faite de priorisation, de calcul de risque, d'évaluation, de connaissance, mais aussi de vision, d'orientation, de tension, d'émotion, de symbolique. Le psychologue Daniel Kahneman, prix Nobel d'économie en 2002, a montré que le symbolique, le culturel, les émotions jouent un rôle plus important qu'on ne l'imagine dans le jugement [1]. Pour le dire autrement, la raison n'est pas aussi rationnelle qu'elle le prétend. Ainsi, qu'elles soient individuelles ou collectives, les décisions sont l'objet de nombreux biais cognitifs de jugement qui interfèrent à travers ce qu'il appelle le système 1 de la pensée, un ensemble de raccourcis mentaux qui facilitent la résolution de questions complexes. C'est ­pourquoi il n'est sans doute pas faux de dire que ce qui est déclaré utile, inutile, nécessaire, optionnel, futile, normal dans le domaine de la médecine n'échappe pas à une variabilité importante ­d'appréciations (le “bruit” au sens de D. Kahneman) et qu'il y a toujours des conflits d'interprétation à résoudre par un accord raisonné et négocié sur ce que nous disons, voulons et faisons ensemble. Avec les ­conséquences que l'on connaît pour le patient, les proches, les équipes, la société, l'éthique, nous pressentons que le poids des biais de jugement joue à plein pour des problématiques aussi chargées émotionnellement et symboliquement que l'est celle du non-recours à la greffe pour cause d'inutilité ou de “futilité” au sens médical. La mise à distance critique pour poser et questionner sereinement la problématique de l'inutilité réclame de travailler l'acceptabilité émotionnelle et les biais d'interprétation sur ce qui relève d'un “tri” médical et social légitime ou illégitime. Et cet effort n'est possible que si la médecine de greffe partage avec d'autres la responsabilité de construire cette problématique. Bruno Latour a parfaitement compris qu'il s'agit désormais, plus encore qu'avant, d'avoir à partager le “territoire” du questionnement [2]. Il souligne l'importance qu'il y a à lire “le territoire à l'endroit”. Le territoire désigne l'ensemble des “zones de contacts”, les interférences, les interdépendances entre les différentes réalités et les parties prenantes qui conditionnent ce qu'il est possible de faire ou de décider. Il y a au cœur de toute pratique sociale une dynamique “élargie” d'interactions multiples, croisées, complémentaires, opposées, contradictoires, ce qui veut aussi dire qu'il y a des raisons pour rendre impossible ce que l'on pense pourtant possible de faire. Nombre de problématiques, lourdes de leurs enjeux – et il me semble que les “greffes inutiles” font partie de celles-là – obligent à “partager le territoire” pour élaborer les raisons. La médecine de greffe ne peut s'abstenir de poser la question, mais elle ne peut y répondre seule.

À cela s'ajoute une deuxième raison de mener une réflexion sur “l'inutilité”. Avec la crise du Covid-19, celle de la biodiversité, du climat et plus encore avec celle de l'énergie, un nouveau paradigme entre en scène sous la sémantique de la sobriété. Pierre Rabhi l'avait consacré en son temps sous le titre d'une sobriété heureuse, non sans susciter certains sourires en coin. Le politique s'en empare désormais sous l'effet d'un pragmatisme devant les faits, non pas comme un simple effet de mode, mais bien comme la nécessité d'avoir à prioriser et à ­réfléchir sur la pertinence ou non d'engager des dépenses liées aux moyens techniques, humains et financiers, en un mot dans le cadre d'une économie politique. Il s'agit sans conteste de changer notre rapport au monde et la manière dont nous l'habitons. L'énergie, au sens propre comme au figuré, celle que l'on met à faire les choses, est la clé de toute activité. L'enjeu est désormais de savoir où on la met, en tenant compte de son coût social, sociétal, économique, émotionnel, politique, éthique, dans un contexte de ressources limitées. Une certaine sobriété est réclamée et exigée du fait de la rareté des ressources et de leur coût. Le monde d'après, si tant est que cette expression ait un sens, veut dire questionner la limite, renoncer, faire autrement, accepter de ne pas pouvoir, changer de vision et d'enjeu. Aucune activité n'échappera à la ­question sur sa sobriété. La médecine pas plus, pas moins que les autres. La ­médecine de greffe ­pareillement. Mais la pression est déjà forte dans beaucoup de secteurs. L'acceptabilité d'une pratique médicale ne dépendra pas seulement de son bienfait direct pour le patient, mais aussi de l'articulation entre l'intérêt pour le patient et celui de la société. Nous assisterons sans doute dans les années qui viennent à des recompositions et à des reconfigurations des ­priorités et des enjeux dans le champ de la santé. Il n'y a aucune raison pour que la médecine, et la médecine de greffe, échappent à cette nécessité de sobriété. La pratique sera forcément questionnée sur l'inutilité de certaines greffes, leurs raisons médicales, leur faisabilité, leurs coûts, leurs enjeux de santé publique, etc. Il sera demandé une sobriété à la médecine de greffe pour asseoir sa pérennité et sa crédibilité. Une sobriété heureuse ! Tel est le défi à venir.■

Références

1. Kahneman D. Système 1/Système 2. Les deux vitesses de la pensée. Paris : Flammarion, 2016.

2. Latour B. Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres. Paris : La Découverte, 2021.


Liens d'intérêt

M. Grassin déclare ne pas avoir de liens d’intérêts en relation avec cet éditorial.

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