Éditorial

La transplantation d’organe, une entité à part en pharmacologie et thérapeutique


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La transplantation d’organe allogénique est le traitement d’une insuffisance terminale d’organe, associant une thérapie tissulaire et des médicaments destinés à prévenir ou traiter la réponse immunitaire aux antigènes HLA étrangers (immunosuppression thérapeutique), les effets indésirables (EI) communs à ces médicaments immunosuppresseurs (infections, cancers) et leurs EI spécifiques (hématologiques, métaboliques, cardiovasculaires, neurologiques, etc.). Cette stratégie de traitement à 3 étages vise à améliorer la balance bénéfice/ risque globale en diminuant le risque (puisque l’efficacité intrinsèque n’est portée que par le greffon), et aboutit à multiplier les EI potentiels pour diminuer l’incidence des événements indésirables graves. Néanmoins, les effets toxiques irréversibles des immunosuppresseurs, tels que la néphro­toxicité ou le diabète, sont relativement fréquents.

La transplantation d’organe a connu très peu d’innovations thérapeutiques depuis 30 ans. Une bonne douzaine de médicaments candidats ont échoué (à l’exception notable du bélatacept, encore insuffisamment utilisé) à démontrer une meilleure balance bénéfice/risque que le traitement d’entretien de référence, associant corticoïdes, tacrolimus et mycophénolate. Cet environnement thérapeutique stable a incité les chercheurs et les prescripteurs à optimiser l’utilisation des traitements approuvés. Les connaissances de pharmaco­logie clinique des médicaments immunosuppresseurs et antiviraux au moment de leur mise sur le marché se sont rapidement révélées insuffisantes pour accompagner les stratégies d’optimisation, dans un contexte évolutif (­donneurs et receveurs ­d’organe plus âgés et ayant plus de ­co­mor­bidités). La recherche translationnelle publique et internationale a heureusement apporté entre-temps un volume considérable de connaissances pharmacologiques et thérapeutiques complémentaires.

Le Dr Florian Lemaitre présente dans ce numéro le principe des microprélèvements capillaires, ­l’évolution des dispositifs, et leur application au suivi thérapeutique pharmacol­ogique des immuno­suppresseurs à domicile. Cette pratique permet la centralisation des analyses dans les services de pharmac­ologie des centres de greffe et donc une plus grande homogénéité des résultats, des délais de rendu acceptables et une interprétation spécialisée. Surtout, elle facilite la mesure de l’aire sous la courbe des concentrations, qui est le meilleur biomarqueur d’exposition aux médicaments immunosuppresseurs, et la rend plus acceptable par les patients et les équipes de soins.

Un exemple marquant des avancées en matière de recherche translationnelle, illustré par le Dr Roland Lawson dans ce numéro, est celui de la pharmaco­microbiomique, c’est-à-dire de l’étude des interactions tripartites entre les médicaments, le microbiote et l’hôte. Le microbiote intestinal possède des propriétés métaboliques et pro-inflammatoires intrinsèques ; les médicaments immunosuppresseurs ou anti-­infectieux, ainsi que d’autres médicaments, entraînent des dysbioses ; ces dysbioses peuvent exacerber la réponse immunitaire de l’hôte et donc le rejet du greffon, mais également modifier la pharmaco­cinétique ou les EI digestifs de ces mêmes médicaments, et d’autres molécules. Ces nouvelles connaissances vont avoir des applications cliniques, sous forme de biomarqueurs de dysbiose ou de perméabilité de la muqueuse intestinale et de traitements de ces dysbioses ou des causes d’effets indésirables digestifs.

La durée de fonctionnement (survie) des greffons rénaux étant de l’ordre de 14 ans en France, il faut se raccrocher à des critères de jugement durs de morbimortalité, pour améliorer nos connaissances pharmacologiques et nos pratiques thérapeutiques à long terme. Le recours à de grandes bases de données rétrospectives, avec une grande profondeur temporelle est donc indispensable pour ces études (et preuves) en “vie réelle”. L’équipe de pharmaco­logie du CHU de Rennes (Dr Mathilde Bury et al.) rapporte son expérience de la richesse, mais aussi des limites, des entrepôts de santé (EDS) hospitaliers, à travers l’étude du diabète après une transplantation hépatique. Pour permettre une étude approfondie de situations thérapeutiques relativement rares, comme celle-ci, ces EDS de site devraient idéalement être standardisés, fédérés et reliés aux grandes bases médicoadministratives, telles que le Système national des données de santé ou la base nationale de pharmacovigilance, ainsi qu’au registre CRISTAL des patients transplantés en France, tenu par l’Agence de la biomédecine.

Pour prévenir les réactions de rejet du greffon, les combinaisons d’immunosuppresseurs utilisées visent principalement l’immunité cellulaire, avec une grande efficacité actuelle se traduisant par une réduction drastique de l’incidence des rejets cellulaires (et par la difficulté de médicaments candidats à se positionner sur ces indications). L’immunité humorale, qui est logiquement devenue la cause principale de la perte prématurée de fonction des greffons, est la cible de l’imlifidase, présenté dans ce numéro par le Dr Alexandre Gérard, du CHU de Nice. Cette protéase clive et dégrade spécifiquement les immunoglobulines G (IgG) ­circulantes, et elle est indiquée non pas pour le traitement du rejet humoral, mais pour la désimmunisation des patients hyperimmunisés, dans les heures précédant la transplantation d’un organe provenant d’un donneur HLA-incompatible. Ce médicament s’adresse donc aux patients en liste d’attente ayant une très faible probabilité de se voir proposer un greffon compatible. Il vient en réalité remplacer un ensemble de traitements précédemment utilisés hors AMM (immunoglobulines intraveineuses, rituximab, échanges plasmatiques) et limités aux dons du vivant programmés, à cause de leur retard d’efficacité. Toutefois, l’imlifidase doit être associée à des immunoglobulines intra­veineuses et du rituximab pour éviter le rebond des IgG anti-HLA après son élimination, si bien qu’elle ne remplace finalement que les échanges plasmatiques. Néanmoins, elle rend possible la transplantation non programmée, à partir de donneurs décédés. La ­disponibilité de ce nouveau médicament a surtout conduit les sociétés savantes françaises à émettre des recommandations d’indication et d’usage, aboutissant à une harmonisation des pratiques à l’échelle nationale qui concourt à la meilleure prise en charge de ces patients hyper­immunisés. Si “le bénéfice sur la survie des patients transplantés grâce à l’imlifidase, comparés à ceux restés sur liste d’attente, est incertain” (sans doute par manque de profondeur temporelle !), “l’amélioration considérable de la qualité de vie”, qui représente un autre critère de jugement, essentiel sinon dur, a sans doute favorisé l’octroi de l’AMM de ce médicament.

Le Dr Alice Koenig fait le point sur son expérience et celle de l’équipe du Pr Olivier Thaunat à l’Inserm et aux Hospices civils de Lyon, qui a mis en évidence ­l’implication de l’immunité innée dans des réactions de rejet, en réponse au “soi manquant” (“missing self”) du ­greffon. Cette absence de mise en sommeil du système ­immunitaire du receveur par son propre système HLA induit le recrutement de lymphocytes NK (natural ­killers), “initiateurs d’une nouvelle entité de rejet ­vasculaire chronique”. Au-delà de l’innovation conceptuelle, cette équipe a identifié une cible thérapeutique, la protéine mTOR, et repositionné l’évérolimus, inhibiteur de mTOR, dans cette indication spécifique, par une approche de recherche translationnelle.

Toujours dans le cadre des innovations thérapeutiques, les Drs Bénédicte Franck et Florian Lemaitre font le point sur le létermovir, médicament de seconde ligne dans la prévention et le traitement des infections à cyto­mégalovirus (CMV) chez les patients à risque. Ils objectivent la très grande variabilité pharmaco­cinétique de ce médicament, en particulier dans le cas d’une insuffisance rénale ou hépatique, ses nombreuses interactions médicamenteuses potentielles, ainsi que l’existence d’EI graves liés à des cas de surexposition.

Enfin, le Dr Bénédicte Lebrun-Vignes, du CRPV de la Pitié-Saint-Antoine fait le point sur les risques de rejet des greffons induits par les inhibiteurs de points de contrôle immunitaire (ICI), devenus incontournables dans le traitement de nombreux cancers, sachant que les cancers sont 3 à 5 fois plus fréquents chez les patients transplantés. Les ICI renforcent l’immunité cellulaire, ce qui s’oppose à la tolérance d’un greffon allogénique. Le défi ­complexe à relever est d’optimiser la balance entre le traitement immunosuppresseur et le traitement antitumoral par ICI.

Bonne lecture !■


Liens d'intérêt

P. Marquet déclare avoir des liens d’intérêts avec Astellas, Chiesi, ­MedinCell et Pfizer ­(activités de consultant médical et scientifique et/ ou ­financement de recherche).

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