Reconnaître et traiter l'encéphalopathie de Gayet-Wernicke
Monsieur A., âgé de 43 ans, était adressé aux urgences par les pompiers pour alcoolisation aiguë (alcoolémie à 1,57 g/l) et intoxication médicamenteuse volontaire en utilisant son traitement habituel (quétiapine, diazépam, zopiclone). Il présentait une alcoolodépendance depuis l'âge de 22 ans, avec consommation déclarée à 360 g d'alcool/jour (bières fortes) et des gamma-GT augmentées à 110 UI/l. L'évolution de la conscience du patient a été rapidement favorable, mais après deux jours d'hospitalisation, le patient a présenté un épisode confusionnel sévère, sans signe de sevrage, mais avec agitation, nystagmus et ataxie malgré la vitaminothérapie B1. Avec l'augmentation de celle-ci (1500 mg/24h IV), l'évolution a été favorable en 4 jours. Un train peut en cacher un autre : cette observation illustre qu'il faut évoquer une encéphalopathie de Gayet-Wernicke même en présence d'un autre trouble, ici une intoxication médicamenteuse.
Bien que décrite au XIXe siècle, l'encéphalopathie de Gayet-Wernicke reste sous-diagnostiquée et sous-traitée chez les patients alcoolodépendants. Une étude a montré qu'il existait des lésions caractéristiques d'encéphalopathie de Gayet-Wernicke parmi 12 % des patients alcoolodépendants lors d'autopsies systématiques, contre 1,5 % chez les sujets témoins (1). Entre 5 et 14 % seulement de ces patients avaient été diagnostiqués avant leur décès : c'est dire l'ampleur du problème. Non traitée, l'évolution vers un syndrome de Korsakoff est dévastatrice et couteûse pour les patients atteints, qui perdent définitivement mémoire et autonomie, pour leur entourage, les services de soins ainsi que la société tout entière.
Pourquoi de telles difficultés au diagnostic ? Seulement 8 à 16 % des patients présentent la triade classique associant confusion, ataxie et troubles oculaires (1, 2, 3). Les troubles confusionnels sont présents dans 80 % des cas, signe peu spécifique, l'ataxie dans 20-25 % des cas et les troubles oculaires, signes les plus évocateurs, dans seulement 30 % des cas (1, 2, 3). Confusion et ataxie sont des signes peu spécifiques, notamment aux urgences. Ils sont fréquemment rencontrés lors de l'intoxication éthylique aiguë (IEA), ou lors de sevrages, et donc souvent mis sur le compte de ces affections. Il faut alors rechercher d'autres signes : vomissements, perte d'appétit, de poids, asthénie, anxiété. Mais là encore, ces signes sont peu spécifiques. Les troubles neurologiques se rencontrent dans les cas les plus graves. Les troubles du comportement ne facilitent pas la tâche. Les signes radiologiques en imagerie cérébrale sont spécifiques, mais peu sensibles (53 %). Enfin, les relations entre taux sanguins de thiamine et diagnostic ne sont ni sensibles ni spécifiques (4).
Comment améliorer le diagnostic ?
- Selon l'European Federation of Neurological Societies (EFNS), le diagnostic clinique d'encéphalopathie de Gayet-Wernicke peut être évoqué par la présence d'au mois deux critères de Caine (3, 5) : troubles nutritionnels, oculomoteurs, cérébelleux, confusionnels ou de la mémoire. Dès lors, le diagnostic peut être évoqué sur la seule présence de troubles confusionnels et nutritionnels, ce qui correspond à nombre de situations cliniques. Beaucoup de ces patients arrivent en effet confus aux urgences, avec un membre de l'entourage rapportant, par exemple, qu'ils sont “déprimés et n'arrêtent pas de boire depuis 15 jours”. L'encéphalopathie est masquée par les conduites d'alcoolisation. La vitaminothérapie B1 permet une résolution rapide des troubles.
- L'utilisation systématique du BEARNI (Brief Evaluation of Alcohol-Related Neuropsychological Impairment), outil d'évaluation des troubles cognitifs des patients alcoolodépendants, facile à manier, y compris par des personnels infirmiers, devrait être plus systématique pour dépister les troubles avant qu'ils ne deviennent aigus. En effet, dans une étude d'évaluation des troubles cognitifs, 16 % d'une population des patients alcoolodépendants, a priori “sans complications”, présentaient au moins 2 critères de Caine et la moitié 1 critère, donc à risque d'encéphalopathie (6).
- La formation initiale sur l'encéphalopathie de Gayet-Wernicke devrait être complétée dans les référentiels. Certes, le référentiel ECN de Neurologie pour les étudiants en médecine précise bien que le diagnostic de l'encéphalopathie de Gayet-Wernicke doit être posé au début, devant un seul des signes et a fortiori en présence de leur association (syndrome confusionnel, signes oculomoteurs, syndrome cérébelleux statique, hypertonie oppositionnelle). En revanche, il n'y a que 8 lignes dans le référentiel de Psychiatrie/Addictologie qui soulignent la rareté du trouble et seulement 2 lignes consacrées au traitement. Il n'y a que 3 lignes dans le référentiel de Médecine d'Urgence qui définissent l'encéphalopathie de Gayet-Wernicke comme l'association des troubles oculomoteurs et d'un tableau extrapyramidal.
Comment améliorer le traitement ?
- En comprenant que la prise en charge ne relève pas de telle ou telle spécialité (neurologie, addictologie, médecine d'urgence, etc.) mais que l'important est de traiter le plus rapidement possible en présence d'un et a fortiori deux critères de Caine, là où se trouve le patient. Celui-ci est susceptible de se trouver dans des services hospitaliers de toutes les spécialités. Il peut aussi se retrouver dans son environnement habituel, lorsqu'il refuse les soins ou s'il n'y a pas de service disponible pour l'hospitaliser, ce qui est de plus en plus fréquent en raison des contraintes budgétaires actuelles.
- La médecine devenant de plus en plus spécialisée, il convient sans doute de renforcer les connaissances à l'aide d'un corpus transdisciplinaire commun à toutes les spécialités, comprenant, entre autres, le dépistage de l'encéphalopathie de Gayet-Wernicke.
- En associant de façon plus systématique de la vitamine B1 lors des prescriptions de sérum glucosé dans un contexte d'urgence.
- En pouvant adresser facilement des patients à risque de Gayet-Wernicke en hôpital de jour addictologique pour évaluation et traitement.
- En remboursant le traitement par vitamine B1, frein rapporté par de très nombreux patients.
- En pouvant délivrer gratuitement de la vitamine B1 aux sujets en situation de précarité, notamment dans les services d'addictologie, aux urgences, dans les Centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques des usagers de drogues (Caarud).
- En pouvant effectuer des injections de vitamine B1 en ville, pour l'instant réservées aux établissements hospitaliers.