“Purple drank” et “codesoda”
Le constat d'une augmentation récente de la consommation de médicaments contenant de la codéine et d'un détournement de leur usage par certains adolescents, à but de “défonce” (cocktails “purple drank”, ou “codesoda”), est à l'origine de la décision d'imposer une prescription médicale pour leur délivrance. Elle a été prise par Agnès Buzyn, ministre de la Santé, via un arrêté, signé le 12 juillet 2017.
Déjà, au début de l'année 2016, l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) avait tiré la sonnette d'alarme : depuis 2013, elle avait enregistré une augmentation des achats de spécialités codéinées et de leurs dérivés (antalgiques ou antitussifs sans ordonnance, et leur utilisation dans la préparation de ces cocktails, ainsi que des cas d'hospitalisation qui leur étaient imputables. L'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) a donc publié, le 11 juillet, soit la veille de la signature de l'arrêté, une note sur ces abus et le profil des utilisateurs…
Marronnier médiatique et mesure estivale. Sans filet !
D'où cette mesure estivale qui n'a fait l'objet d'aucune concertation avec les professionnels de terrain. Ceux-ci ont dû faire face à un afflux de demandes et leur répondre, en l'absence de protocole de soins consensuels. Sans filet ! C'est regrettable, car, à l'heure où le débat sur l'abus massif d'opioïdes bat son plein aux États-Unis, nous aurions pu disposer d'une meilleure connaissance épidémiologique. J'avoue, d'ailleurs, avoir été surpris de recevoir cet été des personnes parfaitement “intégrées” qui “découvraient” leur identité de “drogués” et, bien sûr, aucun ado ne s'est présenté spontanément…
Rappelons que la codéine a longtemps servi de médicament de gestion des addictions : soupape pour palier le manque pour les héroïnomanes qui l'utilisent en auto-substitution (mais ne permettant pas d'obtenir une stabilisation, les dosages de codéine étant trop faibles), antitussif pour les fumeurs, facilement accessible sans nécessité de contact médical (un paradoxe, quand on connaît les risques du tabac !)… Ces usages motivaient le maintien d'un accès aisé en pharmacie, moyennant une mesure particulière de délistage, justifiée par son caractère réputé moins addictogène.
En 1999, déjà, notre équipe de soins de la clinique Liberté à Bagneux soulignait, dans les conclusions d'une évaluation, qu'il en existait des usages bien plus diversifiés et beaucoup moins “marginalisants”. Nous en envisagions alors d'autres (polytoxicomanie, dépendance alternante, médication palliative) et évoquions la nécessité d'études bénéfices-risques (1).
L'alerte et la mesure prise ont alimenté cette année le marronnier médiatique de l'été. Elles font suite à une pétition sur change.org (50 000 signatures), reprise par les médias : “C'estparce que des milliers de personnes comme vous se sont mobilisées aux côtés de Christelle Cebo, qui a perdu sa fille de 16 ans d'une overdose de ce médicament, que des vies ont été sauvées, affirment les responsables du site. Ce sont les milliers de signatures citoyennes sur la pétition de cette mère courage adressée à la ministre de la Santé qui l'ont poussée à imposer que la codéine soit vendue uniquement sur ordonnance.”
Ce n'est pas la première fois (et probablement pas la dernière !) que des mesures sont prises sous de telles pressions. Exemple emblématique : le 25 août 1969, Martine, une jeune fille de 17 ans, avait été retrouvée morte par overdose d'héroïne, dans les toilettes du casino de Bandol, dans le Var. L'affaire avait alors fait grand bruit dans les médias, qui l'avaient portée, à qui mieux mieux cet été-là, à leurs unes. Du coup, les pouvoirs publics s'étaient penchés, fissa, sur la législation en vigueur. Résultats : une nouvelle loi sera votée… le 31 décembre 1970, et il fut décidé – non sans réticences ! – d'ouvrir un nouveau dispositif de soins, le centre Marmottan !
Nous ne sommes plus en 1969, et nous disposons de solides connaissances, de traitements validés, et l'enjeu des polyconsommations nécessite des travaux de recherche clinique et thérapeutique. Quant au malaise des adolescents et à la souffrance de leurs parents, ce n'est évidemment pas une mesure réglementaire (qui ne concerne que la codéine) qui réglera le problème. On le sait : le bruit médiatique a plus d'une fois participé de l'engouement pour certaines pratiques, d'autant que l'information est facilement accessible, comme en témoignent les pics de consultation de Google en 2015, en mars 2016 puis en 2017 (à travers Google trends)… On peut donc craindre, à coup sûr, que de nouvelles recettes de cocktails voient le jour sur le darknet (2) !
Soins, prévention et contrôle de l'offre
Pourtant, il est possible de conjurer des épidémies, comme cela fut le cas, dans les années 1980, pour le “sniffing” de colle à rustine, en combinant des mesures de restriction d'accès aux produits et de prévention d'usage, en ciblant l'information sur les populations à risque.
Ce que nous venons de vivre cet été n'est que la répétition de modes de réaction des responsables des politiques des drogues, qui se focalisent sur les dangers, privilégient la réglementation et, surtout, communiquent, ainsi, un signal à l'opinion publique.
Rappelons que ce ne sont pas les substances qui sont à l'origine des conduites addictives (tout au plus certaines provoquent-elles des dépendances qui peuvent être traitées), mais les personnes, qui sont vulnérables à l'addiction. Vouloir les rayer d'un trait de plume ne peut résoudre le problème. Certes, il faut une politique qui en restreigne l'offre – et cela vaut pour toutes les drogues, le tabac et l'alcool, notamment – en contrôlant la publicité et en freinant l'influence des lobbies qui les promeuvent, pour limiter les occasions de consommer et le craving des personnes souffrant d'addiction. Des progrès ont été accomplis grâce à la politique de réduction des risques. Ainsi, en 2017, les kits Nalscue®(naloxone) ont été mis à la disposition des usagers pour prévenir les surdoses.
Examiner objectivement les bénéfices et les risques de la consommation d'une substance psychoactive ne conduit pas à sa banalisation. Elle permet, bien au contraire, une appréhension plus rationnelle du problème sanitaire.
Les responsables politiques devraient pouvoir proposer des mesures qui articulent soins, prévention et contrôle de l'accès aux substances psychoactives, en maîtrisant la pression de l'opinion publique et en s'appuyant sur le réseau des professionnels spécialisés.
Encore faut-il que nous nous débarrassions de nos commodes habitudes répressives et que nous engagions, comme le demandent les anciens chefs d'État et les membres de la commission globale en matière de drogues (3), la mise en œuvre de politiques, respectueuses de la sphère privée et du droit à la santé. La première étape en serait la dépénalisation de la possession et de la consommation, qui seraient aussi efficaces et moins coûteuses que des mesures répressives, fondées sur une perception et une idéologie, plutôt que sur des données scientifiquement avérées.