Depuis les années 1970, la médecine, à l’égal d’autres disciplines scientifiques, connaît son lot de remises en question dans le cadre d’une réflexion plus large menée sur la déclinaison de questions politiques aux différents domaines de la société, ainsi que des rapports de force qui en résultent. Parmi ces derniers, on pense notamment aux rapports de pouvoir entre hommes et femmes qui s’exercent jusque dans le domaine de la santé et des prises en charge. Il est donc nécessaire, à la fois sur les plans scientifique, éthique, déontologique, politique et social, de mener à bien une réflexion sur la contribution des facteurs sociaux et culturels sur les inégalités de santé selon le genre.
Alors que le sexe renvoie aux caractéristiques biologiques et anatomiques du corps, le genre, quant à lui, intègre des dimensions sociales et culturelles, même si tous deux peuvent être considérés comme des construits sociaux. L’Organisation mondiale de la santé définit ainsi le genre comme résultant de représentations socialement construites sur les comportements, actions et rôles attribués à un sexe en particulier. Dans le domaine de la santé, la question du genre introduit une perspective qui transcende les seuls aspects biologiques et anatomiques et pose la question de leur impact sur la santé dans la vie d’une personne. Cette approche postule l’existence de spécificités hommes/femmes en lien avec les facteurs de vulnérabilité, l’épidémiologie, l’expression des troubles, leur évolution, la trajectoire de soins (notamment le retard au repérage) et la réponse aux traitements. Mais il en va également des représentations sociales sur la maladie, la stigmatisation possible des individus, le ressenti des usager.e.s, les attitudes des patient.e.s, des professionnel.le.s, des chercheur.se.s., ainsi que plus simplement les inégalités en termes d’accès aux soins.
Dans le champ de l’addictologie, l’intérêt porté aux perspectives de genre est récent. En quoi cette problématique s’illustre-t-elle dans les addictions ?
Sur le plan épidémiologique, toutes les études convergent pour montrer des prévalences plus élevées chez l’homme de troubles de l’usage en général, hormis pour le tabac et les médicaments psychotropes, mais les données récentes indiquent que l’écart hommes/femmes tend à s’amenuiser, en particulier chez les adolescent.e.s. Les trajectoires se différencient également avec un âge d’entrée dans l’addiction plus tardif chez les femmes, mais une évolution plus rapide (notion de téléscopage). Cette progression rapide de l’initiation à la dépendance peut en partie expliquer pourquoi les usagères qui commencent un traitement présentent des complications sociales, médicales, psychologiques plus sévères. Concernant les profils cliniques, ils se distinguent surtout par l’importance des comorbidités psychiatriques, notamment dépression et troubles du stress post-traumatique, une plus forte exposition aux violences conjugales, et plus de conséquences de l’addiction sur les plans social, familial, médical. Ainsi, outre le moindre support social et le risque de perte du droit de garde des enfants, les femmes qui souffrent d’addictions présentent des difficultés majorées d’accès aux soins, avec une problématique marquée de transport sur les lieux de soins. On note également un risque plus élevé de complications médicales, avec plus d’infections par le VIH et le VHC, plus de complications hépatiques, cardiaques, respiratoires et de risque de mortalité due aux opiacés par overdose, auxquels s’ajoutent les complications liées à la grossesse et à un accès moindre au suivi obstétrical. La réponse aux prises en charge est marquée par une plus forte vulnérabilité à la rechute et des niveaux de craving plus intenses ; ces aspects pouvant être en partie liés à des différences biologiques (pharmacocinétique des substances, hormones sexuelles, différences au niveau des systèmes glutamatergique et endocannabinoïde, différences génétiques).
Ainsi, malgré ces spécificités, force est de constater que la recherche dans ce domaine apparaît encore trop limitée, les femmes restant largement sous-représentées dans les études cliniques avec une prise en compte non systématique de ces différences, par exemple concernant les réponses aux thérapeutiques. Sur le plan des prises en charge, il est urgent de mettre en place des stratégies visant à réduire les inégalités d’accès aux soins et de lever les barrières liées à la stigmatisation et à la vulnérabilité sociale, tout en proposant dans nos dispositifs des programmes personnalisés qui intègrent une perspective de genre. Mentionnons également l’enjeu de la transidentité et autres minorités de genre en termes de prise en charge et de vulnérabilités, notamment liées à la marginalisation dont ces communautés sont victimes. À l’heure de la médecine personnalisée, il est grand temps de nous intéresser à cette question tant sur le plan de la prévention que celui des soins et de la recherche, selon un abord transversal allant de la recherche préclinique à la recherche en sciences humaines et sociales.