À côté de l’instauration d’un monopole d’État en Uruguay, du marché libre états-unien et du patchwork canadien (sur la base de quelques règles communes, chaque province a sa politique), l’Europe serait-elle en train de promouvoir un modèle original de légalisation du cannabis adulte (ou récréatif), fondé sur l’autoproduction familiale et les cannabis social clubs (CSC) ? Après Malte en 2021 et le Luxembourg en 2023, c’est l’impression que l’on pouvait avoir, alors que quelques centaines de fêtards rassemblés porte de Brandebourg à Berlin célébraient l’événement le 1er avril dernier.
Tout d’abord, il est probable que ces 3 pays précurseurs voulaient éviter, au moins dans un premier temps, que “Big Canna” ne s’empare de ce marché, au désespoir des grandes compagnies, en particulier canadiennes, qui sont à l’affût de ce nouvel or vert. Ensuite, si Malte et le Luxembourg étaient d’appétissants zakouskis, la décision allemande ressemble plutôt à un roboratif plat de résistance. D’autant que derrière l’Allemagne se profilent la Tchéquie, la Suisse (où plusieurs villes expérimentent déjà la légalisation), les Pays-Bas (qui se débarrasseraient enfin du fameux “back door problem” qu’ils traînent depuis 1976) ou encore l’Espagne, haut lieu d’une assez large tolérance pour les CSC, en particulier en Catalogne. Et la liste n’est pas exhaustive.
On peut donc raisonnablement s’attendre à une grande solitude française dans les prochaines années. Car la France s’enfonce chaque jour davantage dans un refus têtu de ce qui ressemble de plus en plus à des évidences. Ce ne sont pourtant pas les expertises qui manquent, et toutes vont dans le même sens (Conseil d’analyse économique en 2019 [1] qui s’est certes autosaisi de la question, mais qui dépend quand même de Matignon (!), mission d’information de l’Assemblée nationale en 20211, Conseil économique social et environnemental (CESE)2 en 2023 pour ne citer que les plus récents).
Paradoxalement, l’impressionnant niveau de consommation de cannabis en France, “challengée” en Europe par la seule Tchéquie, ne pousse pas les autorités à mettre cette question à l’ordre du jour, mais semble, au contraire, les conduire à l’inaction par la peur de voir s’enflammer les banlieues si on leur retire leur gagne-pain ?
Si on jette un œil du côté du trafic de drogues illicites, force est de constater que les groupes criminels, en particulier latino-américains, ont importé en Europe des méthodes violentes et une utilisation extensive de la corruption. Les règlements de comptes à l’arme automatique se multiplient, non seulement à Marseille mais aussi à Anvers, premier port d’exportation de la cocaïne en Europe (qui devance aujourd’hui Rotterdam). Or, le trafic de cocaïne “brasse un pognon de dingue”… Les jeunes tueurs à gages sont désormais recrutés pour quelques milliers d’euros et les riverains subissent, dans de nombreux quartiers, les lourdes nuisances liées aux points de deal (les “fours”). On en compterait 4 000 dans notre beau pays.
Cette question des nuisances est par ailleurs complexe. Il existe tous les intermédiaires possibles entre des fours, où les acteurs ont des comportements menaçants et incivils envers les riverains (par exemple en urinant et en laissant des déchets dans les parties communes), et ceux qui font l’effort d’une certaine discrétion et d’une courtoisie, jusqu’à aider la mamie à monter ses courses. On constate que dans le premier cas, malgré la peur, les riverains se plaignent, alors que dans le second aucune protestation n’est relevée3. La tactique dite des chaises tournantes qui installe les petites mains du trafic dans des points de deal à des endroits où ils n’ont pas grandi pour les envoyer ensuite ailleurs favorise, on s’en doute, les comportements les plus déplorables. C’est bien là que la police, dont la mission première est d’assurer la sécurité publique, doit agir. Les opérations “place nette XXL” manquent donc singulièrement de subtilité.
Il ne faut pas espérer que la légalisation du cannabis soit une baguette magique qui assèche le marché clandestin. Nous devons nous attendre, au contraire, à ce que les fentanyls non pharmaceutiques, la xylazine (“tranq” ou “drogue du zombie”) ou la méthamphétamine (sans compter les nouveaux produits de synthèse sur le Net) nous fassent regretter, dans les années qui viennent, la “dangerosité” du cannabis. Raison de plus, devrions-nous dire, pour ne pas épuiser ces forces dans une lutte qui, d’après Caroline Janvier (honneur de l’actuelle majorité), “coûte tout de même 1 milliard d’euros par an !”
Désormais, la question qui se pose n’est plus “Doit-on légaliser le cannabis ?” mais bien “Comment légaliser le cannabis ?” en affrontant toutes les questions qui fâchent : comment faire pour qu’une part au moins de l’argent issu des taxes soit consacrée à la prévention, au soin et à la réduction des risques ? Quid de la conduite de véhicules ? Comment éviter que les “concentrés” envahissent le marché ? Comment éviter, autant que possible, la vente aux mineurs alors que l’on ne parvient déjà pas à le faire avec le tabac et l’alcool ? Et la liste est loin d’être exhausive !
Concluons par une question naïvement optimiste : et si la légalisation du cannabis récréatif signait le début d’une déconstruction de la prohibition punitive et une réforme des politiques de drogues vers plus de santé publique, de justice sociale, de droits de l’homme et d’écologie (songeons aux milliers de litres de kérosène déversés dans l’Amazone pour extraire la cocaïne de la coca…). On peut rêver !
1 La mission d’information relative à la réglementation et à l’impact des diff érents usages du cannabis, présidée par Robin Reda et dont le rapporteur général est M. Jean-Baptiste Moreau, a adopté le 5 mai 2021 le rapport thématique de Mme Caroline Janvier consacré au cannabis dit “récréatif”.
2 Le CESE se prononce pour une “légalisation encadrée” en 2023.
3 Le programme D3S de l’EHESS animé par Marie Jauffret-Roustide et Déborah Halimi a consacré le 27 mars dernier
une journée de travail dédiée au trafic où ces questions ont été abordées.