Sait-on qu'à Versailles, au temps de Louis XIV, était installée une gigantesque ménagerie, une étonnante réserve d'animaux chaque jour abondamment nourris, dressés à la pincette, et soumis à leur maître au point qu'un seul regard de lui les maintenait en vie – un seul froncement de sourcils les effaçait du monde. Il y avait là des aigles et des pies, beaucoup d'ânes et de petits chiens, quelques cerfs et de vieilles grenouilles, des singes menteurs, des chats sournois, quantité de renards calculateurs, des lions farauds, des loups et des agneaux, un éléphant, une cigale, quelques corbeaux habiles de la griffe, et des rats, des souris, des taureaux, une araignée, un bœuf, des oiseaux, et des poules à l'aise comme un poisson dans l'eau.
Et puis, déambulant à travers cet élevage – cet ensemble d'animaux sauvages et bien élevés –, on voyait souvent un homme à la démarche lente, au regard s'attardant sur tel ou telle, sur deux pigeons s'aimant d'amour tendre, sur un mouton piteux, un canard boiteux, ou quelque colombe allant de compagnie avec une fourmi lui déclarant : “On a souvent besoin d'un plus petit que soi !”
Et cet homme alors aimait à se rappeler ses jeunes années à Château-Thierry, vers 1630, où il découvrait les apologues du Grec Ésope né en 620 avant J.-C., courtes histoires assorties d'une morale.
Justement, ces deux-là, colombe et fourmi de sa connaissance, s'étant rendu moult services, notre homme avait décidé de superposer leur image à celles de l'oiseau de paix et de l'insecte de labeur, plus de deux mille ans après son maître Ésope : “Le long d'un clair ruisseau buvait une colombe…”
La Fontaine, on l'a reconnu, Jean de La Fontaine, l'impénitent rêveur, le sybarite, l'observateur, s'est plu à prendre pour acteurs sur le grand théâtre du monde les animaux les plus divers, la grande ménagerie de Versailles, avec des incursions dans la sagesse paysanne, le tout voyageant à travers les âges depuis Lokman qui vivait en l'an 1000 avant J.-C.
Ce Lokman aurait le premier associé les travers ou qualités de l'humain au caractère des bêtes, ou l'inverse, composant sans le savoir ce terme qui naquit en 1710 sous la plume du philosophe Leibnitz : anthropomorphisme. Six syllabes, deux racines grecques : anthropos, l'être humain, et morphê, la forme. Tout à l'image de l'homme !
La Fontaine, Ésope, Lokman, et avant ? Avant, voilà plus de quarante mille ans, dans les grottes où se réfugiaient nos poètes à gourdins, on a découvert sculptures et peintures mêlant aussi l'homme et la bête. Qui sait : peut-être possédaient-ils, les uns et les autres, quelques informations récentes sur l'étroit cousinage entre bipèdes pensants et quadrupèdes galopants !
Depuis, ce rapprochement n'a cessé de s'imager dans la pensée, au fil des pinceaux et des plumes. Les divinités antiques ? Héra, femme féconde, Zeus, homme volage ! Dieu ? Eh bien, Michel-Ange, quelle “morphô” lui donner ? De l'“anthropos”, bien sûr ! Et voilà que s'installe au plafond de la chapelle Sixtine, sous l'œil de Jules II, en 1512, un vieillard aux cheveux blancs, musclé, encore alerte pour son âge, environ 70 ans : c'est Dieu ? Oui, l'Éternel ! Bigre, on l'eût imaginé plus fringant que ce jeune retraité ! Et surtout moins dépendant du temps qui teinte les barbes et ride les pommettes – reconnaissons quand même qu'habiter l'éternité lui fait une belle jambe, la droite surtout.
Que dire encore, quoi penser de l'anthropomorphisme ? On voit de la similitude entre les animaux et les humains qui, parfois, confine au semblable. Le bon regard d'un chien, l'œil attentif d'un chat, l'air questionneur d'un cheval, tout cela met en doute le pré carré où l'humain borne jalousement ce qu'il appelle la pensée, l'âme et l'esprit.
La Fontaine nous l'a dit : “Je me sers d'animaux pour instruire les hommes.” Dès l'orée de la vie, bonhomme Jean ? Oui ! Qu'on lise lentement ces deux vers, les deux qui les précèdent, et tous ceux qui les suivent
“Un agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure…” ●