« Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu'avec le coeur.
L'essentiel est invisible pour les yeux.
– L'essentiel est invisible pour les yeux, répéta le petit prince, afin de se souvenir. »
Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry.
Le Canard enchaîné, qui intervient rarement dans le domaine de l'enfance en danger, a récemment publié un petit article à propos du nombre d'enfants décédés chaque année en France suite à des mauvais traitements [1]. Anne Tursz, grande spécialiste de la question, chercheuse et épidémiologiste à l'Inserm (U750), y est épinglée pour un chiffre aussi extrême que fantaisiste, chiffre qu'elle attribue à des journalistes, mais qu'elle n'a pas démenti puisque, selon ses propos, cela « leur faisait plaisir » [2]…
Les chiffres d'Anne Tursz ont été publiés dans des revues scientifiques, et ont été repris des centaines de fois par tous les médias grand public. Ils ont aussi été repris par la Haute Autorité de santé (qui ne peut douter de l'Inserm) pour orienter les politiques en matière d'enfance en danger et pour porter un jugement négatif sur la manière dont la protection de l'enfance était gérée en France, notamment par des médecins mal formés. Anne Tursz laisse donc reprendre le chiffre de 730 mineurs (zéro à dix-huit ans) décédés par an en France suite à une maltraitance.
L'Observatoire national de la protection de l'enfance (ONPE) a publié cette année, à partir des relevés de la justice, de la gendarmerie et de la police, un chiffre de 131 mineurs décédés par maltraitance en 2016, dont plus de la moitié avaient entre zéro et quatre ans. Pourquoi ce chiffre déjà terrible pour un pays civilisé comme la France avait-il besoin d'être multiplié par 5 ? Et en plus par des universitaires sérieux et compétents ! Peut-on attribuer cela à l'envie de gloire médiatique, au désir d'être entendu comme expert par les parlementaires, d'être consulté par les autorités, d'être impliqué dans les campagnes d'information ?
Pour certains, comme Laurent Puech, ancien président de l'Association nationale des assistants de service social (Anas), le but était de discréditer l'action de l'aide sociale, de culpabiliser les médecins «mal formés » et des travailleurs sociaux incapables, de montrer le gâchis des 7,8 milliards d'argent public dépensés (chiffres 2017) pour la protection de l'enfance et d'alimenter une vision négative de la France. Pour d'autres, c'est une éthique «de conviction » qui a majoré les chiffres pour alerter les pouvoirs publics sur ce problème. D'autres encore (F. Quiriau, directrice de la Cnape, fédération des associations de protection de l'enfance) voient dans cet écart le signe que cette controverse a sa raison d'être, ce qui est une manière de l'excuser.
Que faut-il en penser ?
Quand on travaille sur le terrain, on voit l'extrême prudence, parfois exagérée, des travailleurs médico-psycho-sociaux et leur sensibilisation aux maltraitances. Tous sont désolés du peu de reconnaissance des maltraitances psychiques, du manque de places en familles d'accueil qui oblige à de longs séjours en pouponnière de jeunes enfants, du manque de temps pour suivre les situations, parfois du manque de recul ; nombreux sont leurs griefs (ils déplorent, entre autres, une application incomplète de la loi de mars 2016) dans ce domaine très complexe où interviennent divers spécialistes, de l'éducation, de la justice, de la médecine et du secteur social. Les informations préoccupantes (ex-signalements) connaissent une croissance constante ; les évaluations de situations et les saisines du procureur des mineurs sont rapidement organisées et des séparations surviennent quelquefois dès la naissance dans les situations à risque. Rien n'est parfait, mais, par exemple, la mortalité infantile (mortalité avant un an) en France a baissé jusqu'à 3,5/1000 (on voit ici que, sur la base de 800 000 naissances par an, un tiers à un quart de la mortalité infantile serait criminelle si les chiffres de l'Inserm étaient réels).
Les médecins ont souvent été accusés d'une insuffisante attention au problème de l'enfance maltraitée, et les conclusions de l'Inserm ne pouvaient que les culpabiliser. Face aux critiques, Anne Tursz, interrogée par TSA (2), persiste et accuse ses détracteurs d'être incompétents, voire complices d'un relâchement possible de la vigilance concernant l'enfance maltraitée.
Il nous faut reconnaître que les travaux d'Anne Tursz ont permis des avancées notables dans la protection de l'enfance et dans la sensibilisation de tous, pouvoirs publics inclus, aux maltraitances infantiles.
Alors pourquoi ergoter ?
Tout le monde peut se tromper. Et puis ne sommes-nous pas dans une société de mise en scène, où celui qui communique le mieux est entendu ?
Toutes les préconisations issues des recherches d'Anne Tursz demeurent intéressantes et valables, et elles ont peut-être contribué à nous mobiliser davantage. Faut-il exagérer pour sensibiliser les professionnels ? Faut-il les aiguillonner pour les forcer à agir, fut-ce au prix d'un mensonge ? Je ne le pense pas, mais chacun peut penser autrement.
A propos des fake news
Le 2 avril était la journée mondiale de l'autisme. Comme d'habitude, nous avons vu en boucle des enfants autistes intelligents, apprenant bien grâce au combat de leurs parents contre une société qui voulait les institutionnaliser, voire les psychiatriser. On a rappelé le retard français dans la scolarisation des enfants autistes et les préconisations, via le quatrième plan autisme, d'inclusion (pas d'intégration) à tout prix des enfants porteurs de ce trouble.
Tout le monde admet, dans tous les pays, qu'entre 50 et 70 % des enfants porteurs d'autisme ont un déficit intellectuel et une absence de langage oral, et qu'une grande partie d'entre eux ne peuvent accéder à des outils de communication alternative même si les rééducations sont bien menées. Les enfants autistes qui ont bien évolué et que l'on nous présente à la télévision n'appartiennent pas à ce groupe d'enfants, ce ne sont pas d'anciens enfants déficitaires et sans langage qui auraient évolué grâce à un bon suivi.
On ne parle jamais des enfants qui représentent la majorité de ceux qui sont suivis dans les CAMSP et dont les professionnels et les parents sont dans un grand désespoir, car la fréquentation scolaire est pour eux illusoire, voire une souffrance étant donné le degré d'exigence de l'école, même en maternelle. Pour ces enfants, nous « bricolons », nous demandons des auxiliaires de vie scolaire (AVS), que l'école exige pour tout le temps de leur présence à l'école, ce qui fait que ces enfants ont un lien exclusif avec leur AVS au sein de la classe et que même leur socialisation est très superficielle.
Parler d'un trouble fréquent, grave, grande cause nationale, sans évoquer la majorité des cas, c'est fausser le débat sur les besoins. On nous dit que les besoins sont une inclusion scolaire généralisée. Cette inclusion est nécessaire pour 30 à 50 % des enfants autistes, mais, pour les autres (50 à 70 %), le besoin, ce sont des places en établissement ou en classe spécialisée, avec du personnel en nombre suffisant, formé et adapté aux problématiques des enfants, connaissant leurs particularités relationnelles et de pensée. Le numéro 150 de décembre 2017 de la revue ANAE (Approche neuropsychologique des apprentissages chez l'enfant) est totalement consacré à cette question. Il ne s'agit ici ni de particularités de l'enseignement du français ou des mathématiques, ni des collèges ou des lycées, ni de l'aménagement des examens ; il s'agit d'enfants pour qui le problème du déficit s'associe au problème de l'autisme, l'un aggravant l'autre, dans une spirale dramatique pour certaines familles dont l'équilibre ne tient pas sous le choc des contraintes que cela implique pour elles (réduction ou impossibilité de travail, parfois même de sorties).
Ces enfants attendent plusieurs années en étant inclus dans des classes spéciales, souvent inadaptées car n'ayant pas de personnel formé à l'autisme. Tous les pays civilisés ont tenu compte des besoins de cette population d'enfants et ont créé soit des établissements spécialisés, soit des classes spéciales adaptées, ce qui correspond à la même chose : des places rapidement disponibles et adaptées au besoin des enfants.
En ne montrant que des enfants de type Asperger ou de haut niveau, on trompe la majorité des familles sur le devenir de leur enfant, et les pouvoirs publics sur les besoins des enfants les plus gravement handicapés : on privilégie ce qui est visible au détriment de la réalité.
Il n'y aura jamais de loi pour les « fake news » en pédiatrie, c'est pourtant parfois sur ce qui est médiatisé que se basent des orientations politiques portées par des courants populaires envahis par les émotions.