Violences physiques, psychologiques, éducatives ou sexuelles : du dépistage au signalement
Alors que l’interdiction des violences éducatives est inscrite depuis le 10 juillet 2019 dans le Code civil français1, notre consœur Navine El Khatib interpelle sur l’aspect exceptionnel des signalements faits en médecine libérale. “S’il est très fréquent de devoir apaiser des tensions familiales au cabinet ou à l’aide d’une psychologue, jusqu’à quel point ces tensions sont-elles tolérables ?” interroge-t-elle.
“Quant aux violences sexuelles, elles sont quasiment impossibles à dépister, même si certains cas sont évidents, combien passent le seuil de nos consultations sans être dépistés ?” poursuit-elle. À la fin du primaire, cela concernerait 3 enfants par classe de CM2… Dans ce contexte, faut-il dépister les violences de toute nature par des questions ciblées ? Faut-il les ajouter à la liste des questions systématiques à poser lors des consultations obligatoires ?
En s’interrogeant sur le dépistage des violences éducatives, psychologiques, physiques et sexuelles, N. El Khatib a ouvert sur le forum une discussion passionnante et passionnée.
Pour Christophe Philippe, les chiffres doivent être interprétés avec prudence. Si peu de médecins libéraux signalent directement les faits de violences familiales et de maltraitance à enfants à la CRIP (Cellule départementale de recueil des informations préoccupantes), il est plus fréquent qu’ils en fassent part aux institutions (Protection maternelle et infantile (PMI), Aide sociale à l’enfance, Éducation nationale, etc.) qui effectuent elles-mêmes le signalement. De même, dans les situations d’urgence, le médecin libéral oriente l’enfant vers un service hospitalier qui se charge de signaler la situation aux autorités compétentes.
Le médecin traitant doit néanmoins s’assurer des procédures qui seront engagées dans l’intérêt de son jeune patient. Il n’a pas d’obligation de moyens, mais il est de son devoir de protéger l’enfant (article 44 du Code de déontologie2), rappelle C. Philippe. Selon son expérience, les familles sont le plus souvent soulagées lorsqu’il “soulève cette chape de plomb qu’est la violence intrafamiliale pour y mettre un terme et protéger l’enfant (et souvent la mère)”. Il précise n’avoir jamais procédé à un signalement sans en avoir informé la famille. Une seule fois, il a été mis en cause par le Conseil national de l’Ordre des médecins pour “signalement abusif”, mais, le plus souvent, les familles lui ont été reconnaissantes. “Signaler implique déjà d’accompagner les familles”, ajoute-t-il.
Isabelle Defive constate également que les pédiatres font peu de signalements. Dans son expérience personnelle, seuls 3 signalements, réalisés avec l’appui du CRIP et l’avis du Conseil national de l’Ordre des médecins pour rédiger la requête ont émané de pédiatres. En revanche, comme ses confrères, dans les situations préoccupantes, elle contacte la PMI pour avertir et déclencher une éventuelle intervention si la famille est déjà connue des services de PMI.
Michel Boublil rappelle pour sa part ce que peut être une violence éducative :
- une violence physique : fesser, gifler, mettre des “petites” tapes sur les mains, secouer, tirer les oreilles, bousculer, pousser, priver de nourriture ;
- une violence psychologique : punir, culpabiliser, faire du chantage, menacer, priver d’affection, menacer d’abandonner l’enfant, etc.
Ces violences sont fréquentes puisque la Fondation pour l’enfance relève que 50 % des parents frappent leur enfant avant l’âge 2 ans3. Pour M. Boublil, de nombreux parents sont débordés et perdent leur sang-froid (1er conseil : ne jamais le perdre) ; ils mordent celui qui mord, pincent celui qui pince (2e conseil : ne jamais faire ça).
Les parents sont parfois harcelés par la crèche ou l’école (3e conseil : ne pas culpabiliser, un enfant peut être “dur” sans carence éducative).
Signalement : comment différencier éducation sévère et maltraitance ?
Concernant les violences éducatives ordinaires, la loi ne prévoit aucune sanction pour les parents. L’obligation de signaler concerne les situations de maltraitance, rappelle M. Boublil, qui assure que, face aux violences éducatives ordinaires, le médecin traitant remplit sa mission s’il apaise les tensions, avec si besoin l’aide d’un psychologue. Notre confrère s’interroge en outre sur l’efficacité des signalements, sur leurs résultats, et sur l’inadaptation des mesures mises en place, souvent par manque criant de moyens. La protection immédiate des enfants placés dans des foyers d’urgence est-elle adaptée avec un suivi qui tarde faute de place ? Les solutions d’AEMO (Action éducative en milieu ouvert) qui se mettent en place 6 mois plus tard, et à une fréquence d’une fois par mois, sont-elles suffisantes ? Sachant qu’un suivi précoce est indiqué dans ces cas, surtout pour les jeunes enfants qui ont du mal à verbaliser ce qu’ils ont subi.
Pour M. Boublil, “le signalement est une ouverture de parapluie : on se protège en passant à la société la responsabilité d’enquêter et de résoudre des situations complexes. Il est beaucoup plus difficile de s’impliquer, de discuter, de téléphoner, d’avoir peur de passer à côté, de douter et de subir les jugements de ceux qui disent qu’il faut signaler”. Il est plus difficile de ne pas signaler que de le faire car cela implique une responsabilité. Dans tous les cas, il est important de ne pas rester seul et de se faire aider par les partenaires, ce qui permet en outre d’avoir des recours si la famille rompt le contact avec le médecin traitant.
Françoise Lainé explique pour sa part avoir été amenée, en tant que médecin directrice de CMPP (Centre médico-psychopédagogique), à remonter assez fréquemment des “informations préoccupantes”, toujours en concertation et avec une évaluation de chaque professionnel connaissant l’enfant, en informant les parents, sauf si la sécurité de l’enfant est menacée, et en expliquant que la justice n’est ni la vérité ni l’équité. “En effet, constate-t-elle, parfois les décisions ne nous paraissent pas adéquates…”
Tout en partageant le point de vue de ses confrères sur le fait que le signalement n’est pas forcément la réponse efficace à la maltraitance, N. El Khatib invoque l’expérience menée en Californie par la pédiatre américaine Nadine Burke Harris pour un dépistage systématique des violences à enfant4.
“C’est une expérience unique, un modèle de ce qu’il faudrait suivre”, précise M. Boublil. “Un centre par département comme celui de San Francisco serait formidable pour des soins rapides, centrés sur l’enfant, et une ressource inestimable pour les médecins. Mais on en est loin en France”, observe-t-il.
Catherine Salinier se demande si les méthodes très “américaines” de cette chercheuse seraient efficaces dans notre pays, mais elle déplore le manque de formation des professionnels au dépistage de la maltraitance. Pour sa part, en 40 ans de pratique libérale, elle rapporte 4 signalements pour agression sexuelle, alors qu’elle a entendu plusieurs dizaines de mères et quelques pères lui parler de ce qu’ils ont vécu. Or, ces mères et ces pères ont été enfants et avaient un médecin, tout comme ceux qui l’avaient pour pédiatre seront un jour adultes et parleront… et diront que “ça” s’est passé quand ils étaient enfants et qu’elle était leur médecin.
“Bien sûr, il ne faut pas toujours signaler : bien sûr, le signalement ne résoudra pas tout, loin de là, et peut même faire des dégâts terribles”, observe-t-elle. Mais dépister pour lever le secret et permettre à l’enfant de parler, entendre et traiter son traumatisme et le mettre à l’abri serait déjà énorme ! Son principal regret est de ne pas avoir su dépister tous ces cas de sévices, en particulier sexuels. Elle plaide donc pour une meilleure formation des professionnels de santé au dépistage.
Tous les participants à cette discussion s’accordent ainsi sur la nécessité d’améliorer la formation. Comme l’explique Philippe Pascal, la problématique des signalements et des “informations préoccupantes” est complexe et nécessite, pour tenter de la résoudre, à la fois des connaissances théoriques et une expérience de terrain. Il a constaté, à l’occasion de formations dispensées à des médecins libéraux, le manque d’informations et de connaissances concernant ce sujet, aussi bien sur la décision à prendre que sur le contenu et le parcours de l’information. Le nombre négligeable d’informations préoccupantes envoyées par le secteur libéral en est la preuve.
L’important dans ces situations est de ne pas rester seul, précise-t-il. Dans le doute, il convient de prendre un avis auprès d’un professionnel averti. Ce peut être le médecin de PMI ou le médecin scolaire (quand il y en a un !) du secteur ou le médecin référent protection de l’enfance du département qui travaille au sein du CRIP. ●
1Loi n° 2019-721 du 10 juillet 2019 relative à l’interdiction des violences éducatives ordinaire. “Après le deuxième alinéa de l’article 371-1 du code civil, il est inséré un alinéa ainsi rédigé : “L’autorité parentale s’exerce sans violences physiques ou psychologiques.” https://www.legifrance.gouv.fr/download/pdf?id=gG1j-S5Ar-61lWRW67kSqrO-nam6aCtsgM2LdqywZyGE
2Article 44 du Code de déontologie (article R.4127-44 du code de la Santé publique) : “Lorsqu’un médecin discerne qu’une personne auprès de laquelle il est appelé est victime de sévices ou de privations, il doit mettre en oeuvre les moyens les plus adéquats pour la protéger en faisant preuve de prudence et de circonspection. Lorsqu’il s’agit d’un mineur ou d’une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son état physique ou psychique, il alerte les autorités judiciaires ou administratives sauf circonstances particulières qu’il apprécie en conscience.” https://www.conseil-national.medecin.fr/code-deontologie/devoirs-patients-art-32-55/article-44-sevices
3Fondation pour l’enfance. Violence éducative. https://www.violence-educative.fondation-enfance.org/#ecran2
4https://centerforyouthwellness.org/ondemand/
Le surdon chez l’enfant est-il une construction ?
Le groupe des “surdoués”, c’est-à-dire les enfants ayant un score supérieur ou égal à 130 aux épreuves psychométriques de Weschler (WPPSI-IV ou WISC-V), forme-t-il un ensemble dont on peut définir les caractéristiques et qui est différent des autres enfants, interroge notre confrère M. Boublil, qui précise ne pas affirmer qu’il s’agit d’une construction, mais se questionner face aux demandes parentales de bilans, surtout pour de très jeunes enfants. Un constat partagé par C. Philippe, qui se dit saturé de demandes de WISC-V pour des enfants qui vont bien. Quel intérêt d’explorer les fonctions cognitives d’un enfant, HPI (haut potentiel intellectuel) ou non, qui va bien ?
Difficultés conduisant au bilan
Selon les études, ces enfants “surdoués” ou plus volontiers qualifiés à “haut potentiel intellectuel” (HPI) représenteraient 2 % de la population pédiatrique, soit 450 000 enfants en France. Mais combien d’entre eux sont testés ? Et que penser de ceux qui ne le sont pas ? Sont-ils favorisés, défavorisés, ou bien cela ne change-t-il rien à leur vie ? demande M. Boublil.
Il semble que seule une minorité soit testée et que, dans la majorité des cas, ce soit une inadaptation qui mène à l’évocation d’un surdon, à la prise de rendez-vous et à la pratique d’un bilan, observe-t-il. On peut dire que les enfants “diagnostiqués” sont des HPI en difficulté d’adaptation sociale ou scolaire. Comment peut-on caractériser un groupe, d’ailleurs peu homogène, en se basant sur ceux du groupe qui souffrent ? Il est donc impossible d’exprimer des généralités sur les hauts potentiels en se référant aux HPI en difficulté. Le motif de leur difficulté est souvent attribué au surdon, mais est-ce justifié ? On rapporte dans ce groupe davantage de dyspraxies, mais aussi d’autres troubles “DYS”. Les caractéristiques de ces “surdoués” peuvent d’ailleurs s’appliquer à de nombreux enfants : hypersensibilité, créativité, curiosité, empathie, traits obsessionnels, défi à l’autorité, anxiété, pensée en arborescence, etc.
Qui est à l’origine de ces bilans ?
Stéphane Romano rebondit sur la question initiale de M. Boublil : s’agit-il d’une construction ? Mais de qui ?, interroge-t-il. Des écoles ? Avec des classes en sous-effectifs de professeurs et en sur-effectifs d’élèves, il est difficile de s’occuper de chaque élève… Quand le WISC identifie un enfant “HPI”, l’institution tend à mieux s’en occuper, ce qui permet de mettre en place des mesures d’accompagnement pour l’élève.
L’alerte vient parfois de la crèche, dont la directrion incite les parents à demander un test par crainte qu’un enfant, que l’équipe a identifié comme particulièrement intelligent, ne s’ennuie par la suite à l’école… Dans d’autres cas, ce sont les parents qui demandent à faire tester leur enfant car ils sont eux-mêmes HPI et disent vouloir lui éviter des souffrances comme celles qu’ils ont vécues. Pour S. Romano, si les parents souhaitent vraiment être rassurés, les bilans WISC peuvent s’avérer intéressants, avec leur quinzaine de pages de tests et leur dizaine de recommandations accompagnées de références de lectures, qui sont cependant rarement consultées, même par les parents à l’initiative de la demande de bilan, observe-t-il.
Les conséquences (délétères ?) du diagnostic
Du fait qu’ils sont identifiés (chiffres à l’appui), le rapport de ces enfants aux autres est changé, que ce soit pour eux-mêmes, pour leurs parents, pour l’école ou pour leurs pairs. Cette conséquence est négligée alors qu’elle a un poids important dans leur destinée, selon la manière dont les autres et eux-mêmes le vivent, car nous sommes tous influençables, note M. Boublil. On le voit lors des témoignages en justice, mais aussi tous les jours, notamment à la tête des États où l’influence (on dit l’image, la “comm”…) est omniprésente.
Notre confrère Marc Pillot s’interroge à son tour sur le nombre d’enfants qui se trouvent ainsi enfermés dans des “cases”. Combien d’enfants peuvent être troublés (ou trop enorgueillis) dans leur appréciation d’eux-mêmes ? Combien d’adultes pensent des choses sur eux qui ne correspondent pas vraiment à ce qu’ils sont ou à ce qu’ils voudraient être ? Un QI à 140, et alors ? note M. Pillot. Sont-ils vraiment aussi surdoués qu’on le dit ? On sait bien qu’il existe plusieurs intelligences : ne pourrait-on pas être “surdoué” pour une intelligence et “sous-doué” pour une autre, créant ainsi des difficultés ?
Au-delà du QI
La discussion sur les motifs des bilans psychométriques et sur les conséquences de leurs résultats a conduit les participants au forum à s’interroger sur la notion même d’intelligence. Ainsi, M. Pillot observe que pour créer un être humain perspicace, réactif, facilement adaptable, curieux, voire inventif, pour créer un humain en phase avec les autres (car il faut souvent être plusieurs pour avancer), il faut plusieurs intelligences :
- l’intelligence du raisonnement (mesurée le plus souvent avec les tests) ;
- l’intelligence de la mémoire, celle qui gère les souvenirs, pour s’en servir à bon escient ;
- l’intelligence émotionnelle, celle qui aide à exprimer ses émotions, à mieux les comprendre et à mieux s’en servir, celle aussi qui aide à comprendre les émotions des autres ;
- l’intelligence de l’humour, qui aide à ne pas se prendre trop au sérieux ;
- l’intelligence de la curiosité : la curiosité et l’étonnement perpétuels des enfants devant la découverte du monde que, souvent, les adultes “raisonnables” perdent au fil des années ;
- l’intelligence du doute, qui permet de comprendre qu’il y a forcément des choses que l’on ne sait pas.
D’autres éléments peuvent faire vaciller le château de cartes des intelligences : la vanité, l’orgueil, les honneurs, etc. Un prix Nobel peut ainsi devenir idiot : les lumières centrées sur lui le conduisent à oser répondre à tout et à n’importe quoi, y compris dans des domaines hors de sa compétence (exemple du Pr Montagnier).
Un enfant étiqueté de HPI n’en tiendra pas trop compte s’il a toutes ces facettes de l’intelligence, souligne M. Pillot. Et s’il est vraiment HPI, il n’a pas besoin de test : il s’en apercevra bien à un moment donné.
La médecine au-delà des classifications et des protocoles
Poursuivant le débat, certains déplorent la place prépondérante des sciences dans la formation et dans la pratique médicale. Pour M. Pillot, nous sommes confrontés à un problème majeur de la médecine qui, depuis les années 1960, est gérée uniquement par des “matheux”, des “scientifiques”. Il faut certes des scientifiques qui classent et qui “protocolisent”, admet-il. Mais, pour lui, il faut aussi des esprits critiques, des philosophes, qui savent remettre toujours en question, qui nous aident à intégrer que l’irrationnel fait partie de l’humain et que la mort fait partie de la vie.
La grande difficulté est d’arriver à rester scientifique tout en tenant compte des “irrationnels” de l’humain et de la société. Le questionnement sur la pertinence du diagnostic d’enfants surdoués (et aussi de leur suivi) est un bon exemple dans le cadre de cette réflexion. ●
À SAVOIR
Les enfants à HPI sont aujourd’hui reconnus par l’Éducation nationale et devraient bénéficier d’une prise en charge spécifique au sein des établissements scolaires.
Le ministère met à disposition des parents et enseignants des outils :
• Les enfants à haut potentiel. Mallette des parents. Ministère de l’Éducation 2020. https://mallettedesparents.education.gouv.fr/parents/ID221/les-enfants-a-haut-potentiel
• Scolariser un élève à haut potentiel. Ministère de l’Éducation nationale https://cache.media.eduscol.education.fr/file/eleves_intellectuellement_ precoces_/99/4/Module_formation_EIP_268994.pdf