François Vié le Sage interroge ses confrères sur le Forum de Médecine & enfance à propos du carnet de santé numérique, en lien avec le dossier médical partagé (DMP) et le carnet de vaccination électronique1. Ayant fait partie du groupe de travail du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) sur “l’actualisation du contenu des examens de santé de l’enfant, messages et outils de prévention du carnet de santé en vue de sa dématérialisation” [1], il souhaite faire un état des lieux des attentes mais aussi des inquiétudes des praticiens vis-à-vis du développement de cet outil numérique.
Accessible en ligne, ce carnet a pour objectif de faciliter les liens entre l’hôpital et la ville, entre la protection maternelle et infantile (PMI) et les institutions, et concerne tous les modes de pratique.
Rapidité d’accès à l’information, partage facilité de l’information, facilitation des liens entre soignants, ville-hôpital-systèmes institutionnels, amélioration des liens avec les soins prodigués à l’étranger (expatriés, voyageurs), pérennisation des données de la naissance à la fin de vie, amélioration de la couverture vaccinale, accès facilité à la connaissance (liens vers des sites de référence sur les diagnostics et les prises en charge), homogénéisation et sécurisation des prescriptions (antibiotiques, psychotropes, etc.), autant d’avantages potentiels recensés par F. Vié Le Sage.
Mais ce carnet numérique suscite également des craintes, principalement liées au risque de perte de la liberté clinique et aux enjeux du respect du secret médical et du maintien de la confiance médecin-patient.
La sécurisation des données apparaît comme la principale préoccupation des participants à cette discussion. Ainsi, Marie-Anne Daumont renseigne le carnet de santé papier, détenu et maîtrisé par les parents et indispensable au suivi de l’enfant, de noter des informations quelles qu’elles soient sur un carnet numérique : aucun enfant ne doit être exposé au risque de voir son histoire médicale enregistrée dans un data center maîtrisé par Google, à la portée des incendies, ou des hackers, explique-t-elle.
Pour F. Vié Le Sage, ce risque de perte ou de vol de données ne semble guère supérieur à celui du carnet papier, qui traîne partout, souvent dans les crèches voire dans les écoles, et qui peut être lu par du personnel non autorisé. Et lorsqu’il est perdu (ce qui arrive souvent), on ne sait pas qui le lit…
Les dossiers informatiques sont-ils plus à l’abri des hackers ou le papiers de l’incendie ? Le risque est au moins égal, estime notre confrère. Sauf à être hypermnésique et tout avoir en tête, comment faire ? Attention d’ailleurs dans ce cas à l’AVC, l’Alzheimer ou le simple départ à la retraite, qui impose de conserver des dossiers pendant plusieurs dizaines d’années… Que faire ? Existe-t-il vraiment une bonne solution ?
Pour Elisabeth Pino, c’est une vraie question, qui dépasse largement celle de nos usages personnels. Tant que les données sont utilisées pour leur usage initial (garder mémoire de l’histoire des patients pour éviter les erreurs, avoir une vue d’ensemble et pouvoir transmettre aux confrères), le mode de conservation a finalement peu d’importance, observe-t-elle.
La question vraiment épineuse est : peut-il y avoir un usage malveillant de ces données ? Pour E. Pino, la réponse est bien évidemment oui et le risque ne vient pas uniquement du fait de hackers. Néanmoins, en cas de piratage, le pouvoir de nuisance d’un dossier papier ou d’un fichier personnel est-il de même ampleur qu’une masse de données conservées dans des serveurs hors de notre portée ?, interroge-t-elle.
C’est toujours un peu le même problème que pour la sécurité nucléaire : quel que soient les verrous qu’on y met, leur talon d’Achille est toujours de croire candidement que nous serions en démocratie aussi longtemps que durent les effets délétères de ce que l’on protège.
Pour illustrer les dangers potentiels de l’utilisation des données numériques, E. Pino cite les applications de surveillance des menstruations développées aux États-Unis, qui traquent les femmes ayant eu ou souhaitant avoir une IVG, une situation inimaginable il y a encore 2 ans.
Pour E. Pino, il n’y a sans doute pas une bonne et une mauvaise solutions, mais des enjeux très divers qu’il convient de clarifier. De quelles données médicales avons-nous vraiment besoin de façon pérenne ? Par exemple, la courbe de poids de l’enfant est utile la première année, mais à 20 ans, elle ne sert plus à rien. En revanche, la notification d’un déficit en G6PD peut être utile pour s’en souvenir à chaque prescription, car le patient peut ne pas être en mesure de le mentionner.
Autre question : quelle est la plus-value de la conservation des données par un tiers (le médecin et/ou l’outil) par rapport à celle opérée par le patient lui-même ? Le tri que l’on fait dans sa propre histoire est-il toujours négatif ? Vraie question pour le pédopsychiatre, souligne E. Pino.
Enfin, quelle réelle plus-value – en termes de conservation des chances, d’économie de (précieux) temps médical et pour quel coût financier et écologique – le dossier médical numérique apporte-t-il ?
Au-delà de la sécurisation des données, Michel Boublil soulève aussi la question de l’inscription de certains diagnostics dans le carnet numérique : si on étiquette un enfant, il risque de devenir cette étiquette et l’environnement le considérera comme tel… Il rappelle que certains parents non seulement refusent le diagnostic (par exemple celui d’autisme, de déficience intellectuelle, ou de schizophrénie) mais parfois refusent aussi les investigations devant mener au diagnostic. Certaines familles refusent que l’on puisse communiquer un diagnostic stigmatisant au pédiatre de leur enfant, diagnostic qui restera comme une tache indélébile.
Autre risque relevé par . Vié Le Sage, l’impératif absolu de l’EBM (l’Evidence Based Medicine) qui ne tient plus compte de l’Experience Based Medicine, avec des protocoles et des recommandations imposés qui ne laissent plus de liberté de choix sur la prise en charge ni sur la concertation avec le patient. Une crainte partagée par M. Boublil, qui évoque le risque de se voir reprocher de ne pas avoir mis en œuvre les recommandations de bonnes pratiques, alors que, faute de moyens, elles ne peuvent être organisées, ce qui est particulièrement fréquent en pédopsychiatrie.
Pour F. Vié Le Sage, l’un des risques de ce carnet numérique est de contribuer à la perte de la primauté de la relation médecin/malade au profit d’un système d’intelligence artificielle qui prend progressivement le pas sur l’humain. Or, selon M. Boublil, l’intelligence artificielle est totalement dépourvue d’humour, de double sens, de nuances, de métaphores, de non-dits…, qui sont le sel de notre métier.
Cette dématérialisation devrait faciliter le suivi cohérent de la santé de l’enfant et permettre l’organisation d’une stratégie de recherche et de la coordination des politiques de santé de l’enfant, selon les recommandations du HCSP de 2019.
1Dans son introduction, le Haut Conseil de la santé publique précise que “ce rapport a été conçu pour répondre à la demande d’une dématérialisation du carnet de santé de l’enfant, en y incluant des modifications et compléments par rapport au carnet de santé actuel en usage depuis 2018. Cette démarche rejoint et complète la nécessaire transformation de ce carnet en le présentant sous forme dématérialisée analogue à ce qui est déjà en usage dans plusieurs pays européens et dans les pays anglo-saxons”. Le carnet de santé dématérialisé de l’enfant est en lien avec “Mon Espace Santé” lancé en février 2022 et dont il devrait constituer la “base”. Il comporte 3 volets : le carnet lui-même et 2 volets d’information, l’un destiné aux familles et l’autre aux personnels de santé. Ces 2 volets devront être accessibles directement à partir de liens présents dans le carnet lui-même et inscrits dans le suivi chronologique de l’enfant.