Émergence du concept de dette immunitaire en pleine pandémie
Durant l’épidémie de SARS-CoV-2, une diminution brutale et majeure de nombreux pathogènes a été observée tous les pays ayant adopté des mesures barrières strictes pour lutter contre la propagation du virus [1]. Cette diminution a concerné non seulement les virus respiratoires mais aussi les virus digestifs, et un certain nombre d’infections bactériennes invasives, notamment à pneumocoque ou à méningocoque ou encore à Haemophilus influenzae [2]. La raison de cette diminution est assez évidente : ces pathogènes partagent les mêmes modes de transmission que le SARS-CoV-2, à savoir les grosses gouttelettes, les aérosols et le contact, qui étaient ciblés par les mesures barrières mises en place.
Alors que cette baisse était particulièrement bienvenue dans un contexte où nos systèmes de santé étaient en grande souffrance face à la pandémie de Covid-19, une inquiétude sur les conséquences à moyen terme de cette situation épidémiologique unique a été émise, qui a fait l’objet d’une publication dans Médecine & enfance début 2021 [3]. Dans cet article, les auteurs théorisaient notamment le concept de “dette immunitaire” : suite aux mesures barrières, du fait d’une exposition moindre à un certain nombre de pathogènes à la fois viraux et bactériens, la proportion de population non immune pour ces pathogènes devient plus importante, augmentant ainsi le risque d’une épidémie plus intense lors de la reprise de circulation de ces pathogènes après la levée des mesures barrières [3]. À ce concept s’ajoute la notion d’“immunité entraînée”, selon laquelle une stimulation immunitaire répétée chez l’enfant entraînerait une immunité innée et favoriserait une meilleure réponse immunitaire non spécifique en cas d’exposition ultérieure à un pathogène [3, 4]. Ces 2 concepts faisaient donc craindre des épidémies virales et bactériennes plus intenses que les années prépandémie une fois les mesures barrières levées. Une étude de simulation est également venue quantifier ce possible phénomène, prédisant des épidémies de VRS plus intenses pour les 2 à 3 années qui suivraient la levée des mesures barrières [5].
Des premières données australiennes semblaient rapidement confirmer cette crainte, avec une épidémie d’infections respiratoires basses à VRS à la fois hors saison et particulièrement intense chez l’enfant [6]. Plusieurs raisons ont été avancées pour expliquer cette observation, notamment les fluctuations naturelles de ce pathogène, les épidémies de VRS étant en effet connues pour faire l’objet de variations substantielles d’une année sur l’autre. Une autre explication suggérée était l’utilisation renforcée de tests virologiques depuis la pandémie, qui pourrait donner l’illusion d’une épidémie plus forte de VRS, alors qu’elle serait plutôt le reflet d’un changement de pratiques en matière de recherche virologique [6]. Ainsi, la réalité du phénomène de “dette immunitaire” a été loin de faire l’unanimité dans la communauté scientifique, et les actions de prévention qui auraient pu être envisagées pour endiguer ce phénomène sont restées en suspens.
Un concept confirmé par les observations épidémiologiques
Aujourd’hui, avec un recul de 2 ans après la levée progressive des mesures barrières et grâce aux données épidémiologiques accumulées durant cette période, la réalité du phénomène de “dette immunitaire” peut être réexaminée, pour tenter d’en tirer des conséquences pour l’hiver à venir.
Tout d’abord, à l’image de l’Australie, de nombreux pays de l’hémisphère Nord, dont la France, ont observé une épidémie de bronchiolite à la fois inhabituellement précoce et intense l’hiver 2021-2022, puis une épidémie l’hiver 2022-2023 d’une ampleur majeure, saturant notre système de santé, notamment l’accès en réanimation dans des régions entières, conduisant à devoir transférer à plusieurs centaines de kilomètres des nourrissons en état clinique très précaire [7]. Ces données, qui se fondent sur une pathologie (la bronchiolite) et non sur un pathogène (le VRS), permettent de contourner le biais des changements de pratiques en matière de documentation virologique des bronchiolites [7].
Constitué d’une centaine de pédiatres ambulatoires formés à l’infectiologie pédiatrique, le réseau PARI (Panel ambulatoire de recherche en infectiologie), développé en France, a permis de mettre en évidence l’ampleur de la recrudescence de nombreuses pathologies virales et bactériennes ambulatoires, bien au-delà de la bronchiolite [8]. Ainsi, les infections à entérovirus, les otites moyennes aiguës ou encore les gastroentérites ont fait l’objet d’un rebond épidémique majeur dépassant leur niveau prépandémie [8]. Cette étude a constitué une étape clé dans la validation et la compréhension de l’ampleur de ce phénomène en pédiatrie [9].
Le pneumocoque : un exemple de dette immunitaire indirecte ?
Les infections invasives à pneumocoque, après une baisse spectaculaire durant la pandémie, ont aussi fait l’objet d’une recrudescence importante depuis 2021 dans de nombreux pays, dont le Royaume-Uni, l’Allemagne, le Canada ou encore la France [10]. De façon intéressante, sur la même période, nous n’avons pas observé de modification majeure du taux de portage nasopharyngé de pneumocoque chez l’enfant [11]. La remontée des infections invasives à pneumocoque étant concomitante des pics épidémiques majeurs de VRS mais aussi de grippe, cela pourrait refléter un mécanisme en partie indirect de “dette immunitaire” influencé par les virus respiratoires, jouant probablement le rôle de déclencheur dans ces infections pneumococciques [10, 11].
Le streptocoque du groupe A : un exemple de “co-dette immunitaire” ?
L’évolution des infections à streptocoque du groupe A (SGA) a été unique de par l’ampleur des variations d’incidence. En effet, la recrudescence des infections invasives à SGA durant l’hiver 2022-2023 a été sans commune mesure, dépassant de 3 à 5 fois l’incidence prépandémie [12]. En ambulatoire, les angines à SGA, les scarlatines, mais aussi les anites à SGA ou encore les panaris péri-unguéaux ont subi une évolution similaire, ce phénomène impliquant donc l’ensemble du spectre clinique de ce pathogène [8]. Plusieurs explications potentielles ont rapidement été réfutées : le séquençage des souches invasives a montré qu’il ne s’agissait pas de l’émergence d’un nouveau clone virulent ; la recherche de varicelle associée, facteur de déclenchement bien connu des infections invasives à SGA, s’est avérée très rarement impliquée. La prédominance des formes à type de pleuropneumopathie parmi ces infections invasives, et la concomitance de l’épidémie majeure de grippe durant l’hiver 2022-2023, ont fait supposer également un mécanisme indirect de dette immunitaire [13]. Cependant, le portage de SGA sur la même période, habituellement très faible chez le petit enfant, a augmenté de manière spectaculaire [14], mettant en évidence un probable mécanisme direct de dette immunitaire [14]. Ainsi, il est possible que cette “épidémie” d’infections invasives à SGA, dont l’ampleur a dépassé de très loin ce qui a été observé pour d’autres pathogènes, puisse être la résultante d’un mécanisme à la fois direct et indirect de dette immunitaire.
Quelles leçons tirer pour l’hiver à venir ?
Cette situation épidémiologique étant absolument sans précédent, aucun modèle statistique ne peut raisonnablement en prédire l’évolution pour les mois à venir. Différents scénarios sont toutefois envisageables. Un scénario “optimiste” partirait de la constatation que, après une année épidémique de VRS très intense, on observe généralement une circulation moins importante de ce pathogène l’année suivante, probablement en lien avec le fait qu’une partie de la population est encore immune pour ce pathogène. Partant de cette observation, on pourrait espérer que les épidémies hivernales à venir soient moins importantes que l’année précédente, et que nous ayons déjà “payé” la quasi-totalité de la dette immunitaire accumulée en 2020-2021. À l’inverse, un scénario moins optimiste pourrait considérer que ce mécanisme de “rattrapage immunitaire” dure plusieurs années, comme cela a été suggéré par certaines études de simulation [5], malgré les réserves que l’on peut leur opposer. Selon ce scénario moins optimiste, l’hiver 2023-2024 pourrait être de nouveau marqué par des épidémies virales et bactériennes intenses, risquant également de mettre une nouvelle fois en tension notre système de santé.
C’est pourquoi il paraît important de considérer les différentes stratégies de prévention qui permettraient d’endiguer ce phénomène. Notre programme vaccinal s’est enrichi ces dernières années, notamment avec les vaccins antirotavirus et méningocoque du groupe B, dont les premières données de couverture vaccinale ont été rapportées récemment par l’étude Vaccinoscopie [15] : en juillet 2023, la couverture vaccinale (≥ 1 dose) pour les vaccins rotavirus s’élevait à 27 % ; pour le méningocoque B, elle était de 56 % pour la 1re dose mais chutait à 20 % pour la 3e dose [15]. Ces données mettent en évidence la nécessité d’améliorer rapidement ces couvertures afin d’obtenir un bénéfice populationnel optimal. Concernant la grippe, la Haute Autorité de santé (HAS) a publié à l’été 2023 une recommandation proposant l’élargissement de la vaccination à l’ensemble de la population pédiatrique de plus de 2 ans [16], et non uniquement aux enfants présentant des comorbidités comme c’était le cas jusqu’à cette année. Étant donné le poids qu’a fait peser l’épidémie de grippe sur la population pédiatrique et sur notre système de santé durant l’hiver 2022-2023, cette recommandation devrait nous permettre de proposer plus largement cette vaccination chez l’enfant, en attendant une probable modification du calendrier vaccinal en 2024.
Concernant le pneumocoque, 2 nouveaux vaccins, à 15 et 20 valences, vont être prochainement disponibles pour la population pédiatrique. Le 15-valent a bénéficié d’une recommandation de la HAS cet été [17] et sera probablement ajouté au calendrier vaccinal 2024, alors que le 20-valent est attendu pour les prochaines années.
Enfin, pour la première fois, une immunisation anti-VRS est disponible en population générale. La France est l’un des tout premiers pays au monde à implémenter le nirsévimab, un anticorps monoclonal anti-VRS de longue durée d’action [18]. Malgré les difficultés d’approvisionnement que nous connaissons actuellement, une proportion importante des nouveau-nés reçoit actuellement cet anticorps, ce qui devrait permettre de réduire de façon substantielle le risque de bronchiolite sévère à VRS dans cette tranche d’âge particulièrement à risque. En plus de cet anticorps, les mesures barrières, telles que le port du masque en cas de symptômes respiratoires, le lavage régulier des mains, et le fait d’éviter les lieux publics confinés, restent un moyen de prévention à promouvoir également.
Au final, face à l’incertitude concernant l’intensité des épidémies hivernales à venir, nous disposons d’un arsenal préventif important, qui s’est récemment élargi, et qu’il nous appartient d’exploiter au mieux afin de réduire autant que possible le fardeau que font peser ces épidémies sur notre population pédiatrique, ainsi que sur notre système de santé. ●