Le scandale de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) du Nord a mis une nouvelle fois en lumière les graves difficultés de l’institution chargée de la protection des enfants. Pour Michel Boublil, en 50 ans rien n’a changé : c’est la loterie. Si l’enfant a la chance de tomber sur le bon travailleur social, le bon éducateur et, surtout, la bonne famille d’accueil (dont beaucoup sont remarquables), alors il peut avoir un avenir. Sinon, il va être ballotté entre des avis contradictoires et souvent incohérents, par une équipe au turnover rapide, sans avocat, sans défenseur, sans que jamais on n’écoute vraiment sa voix ni l’équipe médicopsychologique qui le suit – quand il a la chance d’en avoir une. Nombreux sont les enfants placés suivis ; ce sont les plus vulnérables dans les cohortes des centres de protection maternelle et infantile (PMI), centres d’action médicosociale précoce (CAMSP), centres médicopsychologiques (CMP) et centres médicopsychopédagogiques (CMPP). La voix des professionnels qui s’en occupent n’est pas entendue, notamment le fait que les longs séjours en pouponnière sont négatifs pour l’enfant, ainsi que la multiplicité des placements. M. Boublil rapporte l’exemple du CAMSP au sein duquel il exerce : dans une cohorte de 32 enfants actuellement placés, 7 enfants ont passé plus de 2 ans en pouponnière et 3 enfants âgés de 4 ans comptent déjà 7 lieux de placement. Comment soigner de telles erreurs qui produiront à l’adolescence et à l’âge adulte ce que l’on sait en termes de perturbations graves de la personnalité ? Comment expliquer que les échecs de l’avenir sont dus aux erreurs de la petite enfance ? Les équipes de l’Association Santé Environnement France (ASEF) souffrent ; les professionnels changent ; les situations de carence ou de maltraitance sont très dures. Les familles d’accueil souffrent aussi, sauf quand elles ont le “bon” enfant, suivi par le “bon” professionnel qui médiatise bien le lien avec la famille naturelle… la loterie. Le récent procès révèle les dégâts d’enfants confiés à l’ASEF du Nord par une juge, qui elle-même a délégué à une association, qui délègue à des familles, sans vérifier la qualité du suivi. Si je délègue la responsabilité d’un soin, c’est que j’ai confiance dans les compétences du professionnel qui effectuera le soin, et si ce n’est pas le cas, je me tiendrai pour responsable d’avoir trahi la confiance que les parents d’un enfant ont mise en moi, souligne M. Boublil. S’occuper d’enfants placés est aussi sérieux que de soigner : cette tache doit être prise au sérieux, ce n’est pas un travail social mais le soin d’une situation à risque, dangereuse, aussi dangereuse que l’est un cancer de l’enfant puisque cela peut hypothéquer gravement son avenir, explique M. Boublil. En oncologie, les équipes multidisciplinaires sont celles qui réussissent le mieux, car elles prennent en compte toutes les dimensions du cancer. Il faudrait une procédure comparable pour les enfants placés, que des équipes multidisciplinaires sous le contrôle de l’État constituent des pôles de compétences pour ces situations d’une extrême complexité, que l’on cesse de “bricoler” et que la loterie cesse car, comme dans toute loterie, il y a peu de gagnants. Un constat désespérant partagé par Catherine Salignier, Olivier Fresco et Alain Quesney, qui déplorent une aggravation de la situation. Pour Christophe Philippe, le sort de ces enfants “placés” sans aucune protection des institutions – qui visent pourtant à les protéger – est effectivement dramatique. Témoin des défaillances institutionnelles tant de l’ASE que de la pédopsychiatrie, il se dit exaspéré par tant d’inertie dans le domaine de la protection de l’enfance. Les soignants de l’unité d’hospitalisation complète pour préadolescents (8-12 ans) du centre hospitalier de Plaisir où il exerce témoignent régulièrement de leur lassitude de voir et revoir ces enfants hospitalisés pour un séjour de répit, sachant que rien ne change à leur retour dans leur lieu d’accueil. “Que faire d’autre que proposer à l’enfant (mais pas que) un séjour de répit sans qu’il s’installe dans nos murs ?” interroge-t-il. L’histoire d’un enfant de 8 ans au lourd passé de placements et de carences, qu’il raconte dans un article publié dans la revue de l’Association “Enfance Majuscule”, la plus ancienne association de bientraitance et des droits de l’enfant, en est une terrible illustration [9]. Comme le souligne M. Boublil, il faut du courage aux équipes pour affronter ces problèmes insolubles et qui poursuivent ces enfants durant toute leur vie. Ce ne sont pas des problèmes sociaux mais des problèmes médicopsychologiques, comme l’exprimait Myriam David2. La question demeure : que faire? ●
2 Myriam David (1917-2004) était pédopsychiatre. Ses recherches ont particulièrement porté sur les interactions mère-bébé, leurs perturbations dans les familles carencées ou en cas de maladie mentale de la mère, le travail de prévention, les facteurs de carence institutionnelle. Elle a fondé 2 institutions : en 1966, le Centre familial d’action thérapeutique de Soisy-sur-Seine (accueil familial à visée thérapeutique) et, en 1976, l’Unité de soins spécialisés à domicile pour jeunes enfants de la Fondation de Rothschild (Centre Myriam-David depuis 2006). Elle a publié plusieurs ouvrages dont Le Placement familial (Dunod), L’Enfant de 0 à 2 ans (Privat, 1960, rééd. Dunod), L’Enfant de 2 à 6 ans (Privat, 1960, rééd Dunod), Lóczy ou le maternage insolite (avec G. Appell, Le Scarabée, 1973, rééd. Érès, 2008).