Annoncé pour le mois d'octobre 2019, puis décalé à décembre 2019, le projet de loi permettant la mise en application de la stratégie nationale du grand âge a été repoussé en raison des contestations contre la réforme des retraites puis de la crise sanitaire liée à l'épidémie de Covid-19.
Résultat ? Un souffle coupé, une revalorisation des métiers du grand âge décalée à septembre 2020, une présence de personnes âgées aux urgences stigmatisée, portant la conséquence d'une pénurie de professionnels de santé en amont. La frustration est grande chez les partenaires audités dans le cadre du rapport El Khomri (ministère des Solidarités et de la Santé), et investis dans l'amélioration de la qualité des “prises en soins” de nos aînés.
Les chiffres sont pourtant sans équivoque : 4 millions de personnes de plus de 60 ans basculeront dans la dépendance en 2050 contre 2,5 millions en 2015, selon l'Insee. La crise des urgences, largement relayée par les médias, est d'ailleurs largement liée à cette augmentation du nombre de personnes âgées en perte d'autonomie : 40 % des plus de 80 ans ont connu en 2017 au moins un séjour hospitalier (ministère des Solidarités et de la Santé).
Nous sommes interpellés par le retard pris vis-à-vis de la création d'une mention gérontologique pour les infirmières en pratique avancée (IPA), mesure qui avait été annoncée le 29 octobre 2019 par Mme Agnès Buzyn, alors ministre des Solidarités et de la Santé, à l'occasion de la remise du rapport sur l'attractivité des métiers du grand âge soutenu par Mme El Khomri. À ce jour, aucun décret visant à créer la pratique infirmière avancée en gérontologie n'est encore en préparation.
Le déploiement de l'IPA a été prévu afin de répondre aux difficultés d'accès aux soins, d'améliorer la qualité du parcours patient pour les malades atteints de cancer, de pathologies psychiatriques ou rénales et pour ceux souffrant d'une maladie qui entre dans la liste des 8 pathologies inscrites dans le domaine des pathologies chroniques stabilisées (PCS) lors d'un suivi.
Paradoxalement, la spécificité de la population âgée – internationalement reconnue, avec des besoins multidimensionnels accentués par des comorbidités multiples, des syndromes gériatriques et les cascades négatives dans lesquelles les plonge leur instabilité – est négligée dans cette approche par pathologie actuellement retenue par les textes réglementant la pratique avancée infirmière en France. Alors que 3 généralistes sur 4 décrivent des difficultés pour trouver des confrères spécialistes afin d'assurer le suivi de leurs patients (Drees 2019), certains évoquent la nécessité de se spécialiser en gérontologie de façon à répondre aux problématiques rencontrées.
Force est de constater que les sujets âgés ont aussi – et peut-être surtout – besoin d'une approche globale, précoce, à domicile, structurée grâce à une évaluation gériatrique standardisée maîtrisée [1], basée en partie sur les 5 capacités intrinsèques : cognition, locomotion, dimension psychosociale, sensorialité, thymie. Ce décryptage de la combinaison des capacités physiques et cognitives d'un individu, reliées à des facteurs environnementaux, permet de déterminer les capacités fonctionnelles d'une personne. “Le déclin des capacités intrinsèques peut commencer en milieu de vie, bien avant l'apparition de syndromes tels que la fragilité ou la sarcopénie (perte musculaire liée à l'âge)” [2].
Dans ce modèle de soins retenu par les décideurs en matière de santé, classant les personnes par pathologie, quelle est la place de celle qui pourrait être la belle-mère, ou encore la “voisine du bout de la rue” de chacun d'entre nous ?
Du haut de ses 86 ans, Mme X. vit seule à domicile. Depuis plusieurs mois, tout le monde observe qu'elle change, qu'on ne la voit plus sortir comme avant : “À son âge, c'est normal.” En fait, elle aussi en vient à se dire, fatalement, que son âge est la cause de ses maux. De toute façon, voilà quelques mois, elle avait demandé à faire venir son médecin, mais “il ne se déplace plus”, lui avait alors indiqué la secrétaire. Ne pouvant plus se déplacer du fait de douleurs d'arthrose, elle a abandonné l'idée même de se faire soigner. Par conséquent, elle ne sort plus régulièrement faire ses courses et son moral est en berne, notamment car elle ne voit plus personne.
Les conséquences ? Les troubles de l'équilibre vont s'aggraver, une dénutrition va s'installer et la chute arrivera… Dans le système actuel, elle se rendra aux urgences, car, un matin, les voisins auront remarqué les volets restés fermés. Alors qu'une primoévaluation par une IPA en gérontologie (IPAG), en collaboration avec le médecin généraliste, aurait pu éviter qu'elle entre dans cette spirale infernale.
Alors pourquoi cette perte de temps dans la publication du domaine gérontologique pour les IPA ? Les professionnels des établissements pour personnes âgées (EHPAD) plébiscitent pour leurs résidents et leurs équipes ce profil d'IPAG à l'enseignement renforcé sur la psychogériatrie, les troubles du comportement, l'oncogériatrie, la cardiogériatrie, les soins palliatifs, la filière gériatrique et les processus de soins dans les situations gériatriques complexes. Là encore, les acteurs de soins primaires sollicitent l'expertise gériatrique pour mieux définir en interdisciplinarité les objectifs de soins des patients. Les sociétés savantes soutiennent également l'émergence de ce profil. La création d'un groupe de travail sur l'IPAG au sein de la Société française de gériatrie et de gérontologie témoigne de ce soutien.
Les compétences de l'IPAG contribueront à une intervention en amont (dépistage, repérage, plan personnalisé de santé) au domicile, en établissement accueillant des personnes âgées, en réseau, avec pour objectif de permettre un vieillissement en bonne santé, un parcours de soins coordonné et proportionné à partir de la lecture de la situation globale du patient. L'IPAG pourra utiliser son expertise clinique pour soutenir les professionnels et les aidants lors de pathologies complexes où de multiples problèmes s'entremêlent.
Finalement, le plus étonnant est d'avoir fait fi des attentes des nombreux spécialistes qui sollicitent l'avis gériatrique : l'oncologue, le cardiologue, l'orthopédiste ou l'urgentiste. Tous admettent volontiers ne pas maîtriser les spécificités du sujet âgé... ce qu'on semble attendre d'une IPA “pathologies chroniques stabilisées”. Lourde responsabilité !
Et lorsque l'on s'intéresse à l'actualité internationale sur ce sujet, on découvre le fossé qui nous sépare des autres pays dans lesquels la pratique infirmière avancée existe ou est en réflexion. La méthodologie et la philosophie de prise en soins de l'IPAG suscitent l'intérêt : États-Unis, Canada, Espagne, Angleterre, Australie ou encore la Chine l'envisagent pour répondre à l'accroissement de leur population vieillissante d'ici à 2030.
Par ailleurs, la crise sanitaire mondiale liée à l'épidémie de Covid-19 a accentué les défaillances du système concernant la prise en soins de nos aînés. Les EHPAD payent encore un lourd tribut. Le rapporteur de la commission d'enquête parlementaire sur le Covid-19, Éric Ciotti, évoque ces défaillances dans son bilan à mi-parcours : “Les personnes âgées n'ont pas été suffisamment prises en compte dans notre système hospitalier, notamment en réanimation [...] Alors qu'elles étaient le plus touchées par le Covid, elles ont eu accès beaucoup plus faiblement aux services de réanimation”, a-t-il ajouté, dénonçant le “bilan terrifiant” de “10 000 personnes mortes en EHPAD”. L'IPAG n'est pas la solution miracle, mais reste un professionnel de santé intégré dans le réseau gérontologique et permettant l'orientation appropriée et la mise en place de prise en soins dans ce contexte.
Tout récemment, la Fondation de l'Ordre des infirmiers et infirmières du Québec vient d'honorer, dans le cadre de sa subvention “Pour mieux soigner” (d'une valeur de 225 000 dollars), le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Centre-Sud-de-l'Île-de-Montréal pour son projet sur “L'expertise indispensable des infirmières dans la promotion et la dispensation de soins humanistes aux personnes âgées : une intervention de pratique réflexive pour mieux soigner”. On croit rêver, mais là il n'y a pas d'erreur !■