Le rôle de l'infirmière praticienne spécialisée (IPS) au Québec est en constante évolution depuis la création de cette profession en 2005. Cinq classes de spécialités (néonatalogie, santé mentale, soins aux adultes, soins pédiatriques et soins de 1re ligne) ont été créées afin de mieux répondre aux besoins de la population [1]. Le présent article traitera de l'évolution du rôle de l'IPS au Québec, depuis sa création jusqu'à aujourd'hui, en abordant notamment la question de la formation, des responsabilités de l'IPS dans le système de santé, de la collaboration intra- et interprofessionnelle et, finalement, des défis rencontrés qui ont mené le gouvernement du Québec à proposer un projet de loi historique sur la pratique des IPS.
D'hier à aujourd'hui, évolution des classes de spécialités des IPS au Québec
L'IPS a joint les rangs du réseau de la santé québécois en 2005. Initialement, il existait 3 classes de spécialités : cardiologie, néphrologie et néonatalogie. En 2007, afin d'accroître l'accessibilité aux soins et aux services de 1re ligne, une classe spécifique fait son apparition : les IPS en soins de 1re ligne (IPSPL). Ces dernières intègrent officiellement le système de santé en 2009. Il faudra toutefois attendre 10 ans avant que des transformations substantielles prennent forme afin de répondre aux besoins grandissants de la population en matière de santé. Ce n'est qu'en 2018 que des modifications réglementaires encadrant la pratique des IPS ont été apportées pour optimiser leur rôle et leur contribution à la qualité des soins et des services de santé, et il a fallu attendre 2020 pour qu'elles puissent poser des diagnostics. Des amendements au règlement sur les classes de spécialités d'IPS [1] entraînent des changements significatifs dans leur pratique. Alors que les classes d'IPS en néonatalogie et en soins de 1re ligne demeurent, les programmes de cardiologie et de néphrologie sont fermés. Naissent alors les classes d'IPS en soins pédiatriques, santé mentale et soins aux adultes. Les IPS en soins aux adultes peuvent désormais se spécialiser dans plusieurs domaines dont la cardiologie, la néphrologie, la pneumonie, l'oncologie, etc. [2].
Formation des IPS au Québec – pratique infirmière avancée
Au Québec, la formation des IPS est plus longue que dans les autres provinces et territoires canadiens. Toutefois, la pratique des IPS du Québec est la plus restreinte. Pour devenir IPS, l'infirmière doit être titulaire d'un baccalauréat en sciences infirmières. Elle doit cumuler au minimum 2 années d'expérience clinique, dont une dans la spécialité qu'elle a choisie. Au Québec, les IPS ont une expérience qui peut s'échelonner de 2 à 20 ans avant de faire leur formation. Celle-ci doit être complétée par une maîtrise en sciences infirmières et un diplôme d'études supérieures spécialisées réunissant 75 crédits de 2e cycle universitaire. Ce cursus permet d'enrichir ses compétences en pratique infirmière avancée (leadership, éducation à la santé, éthique et déontologie, recherche et amélioration des pratiques cliniques, collaboration intra- et interprofessionnelle) et ses compétences médicales par des cours de physiopathologie et de pharmacologie avancées. Plus de 45 à 60 heures seront consacrées à parfaire une démarche clinique structurée tenant compte de l'histoire de santé de la personne, incluant l'impact de chaque sphère de sa vie. L'IPS peaufine, intègre et mobilise l'ensemble de ses connaissances théoriques et cliniques afin de dégager différentes hypothèses diagnostiques lui permettant d'établir un plan de traitement personnalisé, adapté à la condition de santé du patient. Elle complète sa formation par un stage de 950 heures dans sa spécialité. Par la suite, elle doit réussir un examen de certification délivré par l'Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ) afin d'obtenir le certificat de spécialiste qui lui permet formellement de pratiquer (figure 1) [3].
Rôle des IPS au Québec
Lorsqu'un patient est reçu en consultation, l'IPS évalue sa condition de santé (questionnaire, examen physique ciblé, analyse et interprétation des examens complémentaires disponibles joints au dossier) en fonction de la raison qui a motivé sa venue, dans une démarche clinique structurée qui passe par un diagnostic différentiel. À ce jour au Québec, l'IPS ne peut pas poser officiellement de diagnostic, mais puisque pour prescrire elle doit le reconnaître, on parlera alors d'hypothèses diagnostiques. Dès l'automne 2020, la loi 43 entrera en vigueur et l'IPS pourra alors poser des diagnostics*. Elle émet ensuite un plan de traitement complet qui inclut l'enseignement et l'éducation à la santé, le traitement pharmacologique, les tests de dépistage et bilans sanguins, l'imagerie (ex : radiographie, échographie) ; elle peut solliciter d'autres ressources professionnelles (ex : psychologue, nutritionniste) ou son médecin partenaire (omnipraticien ou spécialiste). L'IPS a la possibilité de prescrire un arrêt de travail pour une durée maximale de 4 semaines qui pourra être prolongé, si nécessaire, par le médecin. Le cas échéant, elle peut prescrire un retour progressif ou complet au travail ou aux études.
L'IPS se distingue dans son unicité par sa vision holistique des soins. Elle axe ses interventions sur la prévention de la maladie et la promotion de la santé. L'éducation à la santé est une priorité. Elle accompagne le patient, sa famille et ses proches afin qu'ils s'approprient les soins, qu'ils connaissent le problème de santé vécu et identifient les signes d'une éventuelle dégradation de l'état de santé, et qu'ils développent leur potentiel maximal d'autosoins.
En vertu de l'article 36.1 de la loi sur les infirmières et les infirmiers [4], l'IPS peut exercer 5 activités médicales :
- prescrire des examens diagnostiques (radiographie, échographie, tomodensitométrie, prélèvement sanguin, prélèvement pour une culture (exemple : gorge)) ;
- utiliser des techniques diagnostiques invasives ou présentant des risques de préjudice (examen gynécologique, toucher rectal, ponction de liquide synovial) ;
- prescrire des médicaments et d'autres substances (produits sanguins) ;
- prescrire des traitements médicaux ;
- utiliser des techniques ou appliquer des traitements médicaux, invasifs ou présentant des risques de préjudice.
L'IPS se voit donc reconnaître des compétences lui permettant de compléter une grande majorité des interventions associées au patient sans passer par le médecin, lui permettant d'avoir plus de temps pour consulter, et de désengorger ainsi le système de santé.
Elle répartit ses fonctions en accordant 70 à 80 % de sa pratique en soins directs aux patients et 20 à 30 % à la formation, l'enseignement, la recherche et autres tâches connexes (figure 2). Selon le milieu où elle exerce et sa spécialité, elle évalue et assure le suivi de problèmes de santé chroniques et aigus (tableau I) [5].
Les services de 1re ligne “s'adressent aux personnes, principalement celles vivant à domicile, ayant des besoins ou des problèmes communs de santé ; ils comprennent un ensemble de services de santé courants qui s'appuient sur une infrastructure simple en matière de moyens diagnostiques et thérapeutiques” [2].
Les services de 2e ligne “comprennent des services d'assistance, de soutien et d'hébergement ainsi qu'un ensemble de services de santé principalement spécialisés qui s'appuient sur une infrastructure complexe en matière de moyens diagnostiques et thérapeutiques” [6].
Les services de 3e ligne offrent un niveau de soins “ultraspécialisés [et] s'adressent [aux personnes] ayant des problèmes de santé très complexes ou dont la prévalence est très faible” [6].
Collaboration intra- et interprofessionnelle
L'IPS travaille en collaboration avec l'équipe de soins à laquelle elle apporte un soutien. Elle accompagne ses collègues infirmières en tant qu'experte en pratique infirmière avancée, incluant les compétences médicales, dans la prise en charge et le suivi des patients. Elle œuvre au sein d'une équipe comprenant différents professionnels avec lesquels elle partage des domaines d'expertise. Le degré de coopération s'intensifiera selon la complexité de la situation. Elle travaille en partenariat avec le patient et ses proches.
Au Québec, la collaboration avec un ou plusieurs médecins est obligatoire pour que l'IPS puisse pratiquer, contrairement à ses collègues des autres provinces et territoires canadiens. Elle a l'obligation de signer avec eux une entente de partenariat [6]. En contexte hospitalier, le partenariat peut s'établir avec un ou plusieurs départements ou services cliniques(tableau II) [6, 7]. La collaboration avec plusieurs médecins permet d'assurer un continuum des soins sans se restreindre aux activités spécifiques d'un seul praticien. Par exemple, une IPSPL peut collaborer avec un gynécologue afin de faire les suivis de grossesse si son/ses médecins partenaires ne le font pas. Le gynécologue peut siéger dans une autre clinique [6]. L'IPS et le médecin partenaire ont des rencontres statutaires, le cas échéant, afin de discuter de situations spécifiques.
Modifications réglementaires et défis rencontrés
Le rôle de l'IPS au Québec n'est pas aussi étendu que dans les autres provinces et territoires canadiens. En effet, bien que les IPS québécoises aient la formation la plus complète, elles demeurent celles dont le champ d'exercice est le plus restreint. Ainsi, elles ont l'obligation de demander l'intervention du médecin partenaire dans certaines situations, notamment pour : poser un diagnostic pour un problème de santé chronique, évaluer les troubles mentaux (sauf pour l'IPS en santé mentale) et établir le plan de traitement associé. Ainsi, toute autre situation découlant de l'identification d'un diagnostic amène à s'adresser obligatoirement au médecin, notamment pour l'établissement d'un certificat médical.
En raison du vieillissement de la population, du développement des technologies biomédicales et de la complexité croissante des soins et services de santé, il est impératif que le rôle de l'IPS au Québec soit potentialisé à la hauteur de son niveau de formation. Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), sous l'égide de la ministre Danièle McCann, a déposé le projet de loi 43 (PL 43) modifiant la loi sur les infirmières et les infirmiers et d'autres dispositions afin de favoriser l'accès aux services de santé [8].
L'Association des infirmières praticiennes spécialisées du Québec (AIPSQ) [9] s'est montrée satisfaite de ce projet de loi, car celui-ci permettra aux IPS de poser des diagnostics, une avancée majeure puisqu'elles contribuent déjà au plan de traitement, prescrivent, ajustent ou cessent la médication depuis 2005. Les IPS devaient déjà identifier les diagnostics afin de pouvoir prescrire, mais elles ne pouvaient pas diagnostiquer officiellement. Le PL 43 vient donc rétablir l'ordre des choses.
L'AIPSQ a participé au processus de consultation du PL 43 et s'est réjouie de constater que plusieurs des recommandations formulées dans son mémoire (https://aipsq.com/memoire) ont trouvé écho chez les parlementaires québécois. Ceux-ci ont choisi de bonifier le projet de loi pour qu'il atteigne réellement son objectif, soit améliorer directement l'accès aux soins de santé et services pour la population québécoise.
Toutefois, un amendement ajoute que les diagnostics seront faits en fonction des classes de spécialités, ce qui aura une incidence majeure dans la pratique et entraînera des questionnements quotidiens. Par exemple, une IPSPL assurant des soins à domicile pour des patients en situation complexe et en perte d'autonomie pourrait se voir restreindre dans certaines activités fréquentes qui chevauchent le domaine de la cardiologie. De même, une IPS en soins aux adultes pourrait se voir restreindre le traitement d'une infection urinaire ou d'une pneumonie. Un autre enjeu important est celui de l'évaluation des troubles mentaux. Le cadre actuel stipule que seules les IPS en santé mentale pourront effectuer ce type d'évaluation. Les IPSPL qui évaluent quotidiennement ces patients, ainsi que les IPS en soins aux adultes ou pédiatriques auront ainsi un rôle limité, réduisant l'accès aux soins et services. À l'opposé, les IPS en santé mentale ne peuvent poser un diagnostic en santé physique si ce dernier n'est pas lié au trouble mental identifié. Le système actuel fait en sorte que les IPS se retrouvent obligées de solliciter l'intervention des médecins. Afin d'améliorer de façon significative les soins et services à la population, il est essentiel de maintenir le cap pour éviter de se référer à l'avis du médecin lorsque l'IPS a les connaissances, l'expérience, l'expertise et le jugement clinique pour effectuer ses interventions. Logiquement, l'IPS devrait faire appel au médecin lorsque la situation dépasse ses compétences ou qu'elle n'évolue pas de manière attendue et qu'elle n'est pas en mesure de poursuivre la prise en charge sans consulter un médecin.
D'autres sujets méritent l'attention des parlementaires, soit l'admission et le congé hospitalier, le niveau de soins, les soins de fin de vie et la possibilité d'effectuer les soins palliatifs à domicile. Le PL 43 modifie plus de 30 lois et règlements et touchera de nombreuses activités liées à la pose du diagnostic.
Les IPS ont dû faire preuve de patience afin d'occuper une place d'intérêt au sein des équipes interprofessionnelles, mais aussi du réseau de la santé québécois. La connaissance et la reconnaissance du rôle de l'IPS par ses pairs et les diverses instances, dont le MSSS, permettront à ces professionnelles de déployer pleinement leurs compétences. L'heure n'est plus aux luttes de pouvoir quant aux activités professionnelles respectives. Il est impératif que tous les professionnels de la santé travaillent en coopération et mettent à profit l'ensemble des expertises et des formations dont ils disposent collectivement, y compris en prévoyant des domaines de partage d'activités professionnelles, afin d'offrir les meilleurs soins et services possibles à la population. L'union fait la force !■